Emilia, Rita, Jessi, un tragique combat
Même si elle est singulièrement tonique et battante, Rita Moro-Castro est au bout du rouleau. Cette jeune avocate est à la fois surqualifiée et surexploitée. Au sein de son cabinet, elle rédige des plaidoiries que son patron n’est même pas capable de présenter proprement devant le tribunal. Pire, son cabinet n’hésite pas à manipuler les faits pour blanchir des ordures criminelles plutôt que de servir la justice.
Tel un prologue shakespearien, s’adressant à un auditoire imaginaire (et donc au spectateur), Rita, écoeurée devant une bouffonnerie mortelle qui n’essaye même pas de donner le change, s’interroge: De quoi parlons-nous? S’élever? Se soumettre? Combien de temps encore, faudra-t-il baisser la tête?
La vie de l’avocate mexicaine a tout d’une galère mais, soudain, par un simple coup de fil, elle va devenir une odyssée. Au téléphone, une voix grave et douce. Qui lui donne rendez-vous devant un kiosque à journaux. Rita n’a pas le temps de se retourner. Elle se retrouve avec un sac sur la tête, embarquée dans une voiture qui fonce dans la nuit. Celui qui l’attend dans sa cachette défendue par une armée de nervis, se nomme Manitas del Monte. L’avocate sait parfaitement qui il est: le patron redoutable et redouté d’un des cartels de la drogue au Mexique. Elle tombe des nues quand cette brute douce à la voix d’ange lui dit qu’il veut devenir une femme, être celle qu’il a toujours secrètement rêvé et voulu être. Sa proposition est de celles qu’il est impossible de refuser. Car le chef de cartel veut se retirer des affaires et disparaître à jamais. Il donne carte blanche et moyens illimités à Rita pour mettre en oeuvre cette transition. De Bangkok à Tel Aviv, l’avocate interroge, se renseigne. Le docteur Wassermann, en Israël, relève le gant…
Les cartels de la drogue ne sont pas une nouveauté au cinéma. On songe ainsi, simple exemple, au Sicario (2015) de Denis Villeneuve qui traitait le sujet sous l’angle de la guerre acharnée menée par le FBI et la CIA américaines contre les gangs mexicains. Avec Emilia Perez, Jacques Audiard se sert des cartels comme d’une toile de fond (omniprésente!) qui lui permet d’aborder des thèmes qui traversent toute sa filmographie: d’une part, la paternité, de l’autre la transmission de la violence. En 1994, le premier « long » d’Audiard s’intitulait Regarde les hommes tomber tandis que Le prophète (2009), son premier gros succès avant De rouille et d’os (2012), se déroulait dans le milieu clos, toxique et brutal de la prison.
« Emilia Perez, dit le cinéaste, pose le problème un peu différemment, en affrontant la question de la masculinité comme corolaire indissociable de la violence… C’est au fond, une histoire de rachat : est-ce que le fait de changer de genre peut faire percevoir différemment la violence des hommes ? Fondamentalement, je ne pense pas. Que le personnage d’Emilia se joue ce scénario avec conviction, soit, mais la violence la rattrape quand même. C’est le chemin qui la conduit à sortir de ce cercle de violence qui est en lui-même vertueux. A l’arrivée, qu’on y laisse sa peau ou qu’on y survive, on a appris quelque chose. »
Là où le dixième long-métrage d’Audiard fascine, c’est qu’il réussit, avec une parfaite aisance et surtout une impressionnante force de conviction, à mêler le thriller, le noir, la comédie de moeurs, le musical, la télénovela et même le pur mélodrame au travers d’une aventure menée comme un opéra guerrier et bouleversant, le tout dans une langue -l’espagnol- très forte, très physique, à la musicalité très accentuée.
Au départ du film, il y a Ecoute, un roman de Boris Razon qui détaille l’existence d’un flic dérouté qui, caché dans un « sous-marin », avenue des Gobelins à Paris, est chargé, pour parer à la menace terroriste, d’intercepter tous les messages échangés dans son périmètre. Au coeur du livre, passe un personnage de narcotrafiquant trans désirant se faire opérer. Ce sera le point de départ d’Emilia Perez, un film, dit encore Audiard (qui avait aussi, un temps, eu le projet d’en faire un livret d’opéra) « sur des gens qui, emprisonnés dans des situations impossibles, conçoivent pour en sortir des solutions impossibles. »
Majoritairement tourné en studio à Paris et porté par de remarquables collaborateurs autour du cinéaste (Paul Guilhaume à la photo, Camille et Clément Ducol à la musique, Damien Jalet à la chorégraphie, Virginie Montel à la direction artistique), Emilia Perez séduit par son incessant mouvement, ses temps suspendus ( la superbe séquence de « tante » Emilia avec son jeune fils qui se souvient de l’odeur de son père), par une dynamique reposant sur des dialogues chantés dans des séquences brillamment chorégraphiées (le gala de bienfaisance) et, évidemment, par quatre comédiennes qui apportent une formidable énergie à ce qui apparaît vite comme une magnifique réflexion sur le pouvoir des femmes à changer le monde!
Rita est une battante animée d’un profond désir d’autre chose. Même si la possibilité de changement se présente sous la forme du danger et que son cerveau lui crie que c’est une folie, son cœur le désire ardemment. Zoé Saldana, grande actrice latina d’Hollywood, lui apporte grâce, âpreté et courage. Jessi (Selena Gomez), qui fut la femme de Manitas et la mère de ses deux enfants, se bat, elle, pour sa liberté d’aimer qui elle veut. Et son choix rouvrira à nouveau le cycle infernal et éternel, de la violence. Epifania (Adriana Paz) représente une parenthèse enchantée puisqu’elle apporte son amour à Emilia…
Enfin, il y a l’époustouflante Karla Sofia Gascon qui a bataillé auprès du réalisateur pour incarner aussi ce Manitas pour lequel elle a songé au personnage de… John Rambo. La comédienne précise: « Emilia Pérez, c’est un peu comme si la Belle et la Bête étaient enfermées dans un même corps. Au début du film, elle est Manitas, une femme prisonnière d’une vie qui n’est pas la sienne mais qui, à un moment de son existence, a l’opportunité de laisser derrière elle cette vie dont elle ne veut plus. Manitas a grandi dans un monde où les parents préfèrent que leurs fils soient des délinquants plutôt que des « pédés ». Cela le piège à deux titres : dans la délinquance, et dans une masculinité qui n’est pas lui. »
Si Audiard, qui a rencontré pas mal d’actrices trans à Mexico City, a eu du mal à trouver l’interprète principale d’Emilia Perez, il a mis dans le mille avec Karla Sofía Gascon qui était acteur avant d’être actrice et qui a, ainsi, levé le problème de la transition comme scénario de vie. Fine, rapide, inventive et talentueuse, la comédienne s’empare avec brio d’une femme qui décide de faire de sa nouvelle vie une oeuvre vertueuse. Avant que la violence, une nouvelle fois, la rattrape…
Prix du jury à Cannes, Emilia Perez a valu aussi un quadruple prix d’interprétation à ses actrices. Et on veut oublier la polémique minable orchestrée par une politique d’extrême-droite. On préfère se souvenir -et cela nous poursuit longtemps- de la séquence finale célébrant « sainte » Emilia, patronne des damnés de la terre mexicaine. Une procession aux accents d’une banda jouant Les passantes, sur la musique de Georges Brassens. Encore un hommage à toutes les femmes!
EMILIA PEREZ Drame (France/Mexique – 2h10) de Jacques Audiard avec Zoé Saldana, Karla Sofia Gascon, Selena Gomez, Adriana Paz, Edgar Ramirez, Mark Ivanir, Eduardo Aladro, Emiliano Edmundo Hasan Jalil. Tout public avec avertissement. Dans les salles le 21 août.