« Votre avis personnel n’est pas pris en compte »
« Il est temps pour moi de fermer mon clapet. » C’est Quentin Dupieux qui le dit, lui qui affirme, qu’avec l’accélération de la cadence de sorties de ses films (Daaaaali ! est sorti en février dernier), il a accumulé sans s’en rendre compte « un temps de parole dans les médias probablement supérieur à la durée de (ses) 12 films réunis. » Un comble donc pour le musicien-cinéaste qui n’entend pas paraphraser « un film dans lequel tout est tout le temps dit et commenté en temps réel. »
On respecte bien volontiers le choix du silence de Dupieux puisque son film, très bavard, dit avec des mots bien choisis tout ce qu’il a envie d’exprimer et contient déjà de façon extrêmement limpide sa propre analyse. Ayant été retenu hors compétition en ouverture du Festival de Cannes, le film produira assurément d’abondants commentaires. Probablement aussi quelques solides insultes.
Dans un petit matin brumeux et triste, un gros type barbu arrête sa voiture dans un coin de campagne. L’homme, manifestement extrêmement stressé, va ouvrir les portes du Deuxième acte, un restaurant au look de Dinner américain, installé au milieu de nulle part.
Non loin de là, David et son copain Willy marchent dans cette campagne. David a un gros problème. Il s’estime harcelé par Florence, une fille follement amoureuse de lui. Mais David n’éprouve rien pour elle. Surtout il n’arrive pas à se débarrasser de l’importune. Son idée, c’est de jeter Florence dans les bras de Willy, dragueur semble-t-il émérite… Mais Willy flaire un piège, une mascarade : « Il est bizarre, ton plan ». Et si Florence était moche ? Et si Florence était en fait un homme ? Et ça, Willy ne le conçoit pas. Pas question pour lui de batifoler avec un mec. Pire, il balance à la figure de David sa bisexualité : « Toi, tu joues dans les deux camps ! ». David le somme de cesser de suite : « Tu veux qu’on se fasse cancel ! » C’est alors que David s’adresse, hors champ, à l’équipe du film. On a compris que les deux compères sont comédiens et qu’ils tournent un plan dans un film.
Tout Le deuxième acte va alors se développer autour de cette dualité entre la vraie vie et l’illusion d’une vie filmée, donc constamment réinventée. Même si, en ces temps délicats dans l’univers du cinéma, ses dialogues paraîtront clivants à d’aucuns, Dupieux peut cependant s’amuser à distiller sa satire sur ce mensonge éminemment séduisant qu’est la fiction. On assiste alors à un jeu souvent savoureux où, par exemple, Guillaume, le père de Florence, s’indigne de la futilité du cinéma alors que le monde n’est plus qu’un grand chaos. Mais le même oublie très vite toutes ces questions lorsqu’il apprend que le brillant cinéaste hollywoodien Paul Thomas Anderson veut l’engager pour sa prochaine production.
Ah, la vie d’acteur n’est pas un long fleuve tranquille. Et les egos sont à fleur de peau. Guillaume et Willy en viennent aux mains. Dans les toilettes, Florence panse le nez sanglant de Willy qui tente de l’embrasser. « Un geste de plus, assure Florence, et tu ne travailleras plus jamais ! » Et que dire du malheureux Stéphane, stressé parce que, pour la première fois de sa vie, il est figurant dans un film ! Tellement tendu qu’il ne parviendra jamais à verser du vin dans quelques verres…
Dans la hiérarchie des films de Dupieux, ce 13e opus n’est sans doute pas le plus enlevé. On a parfois l’impression que la mécanique tourne à vide et que le capital d’absurdité, propre à ce cinéma, s’épuise.
Evidemment, Quentin Dupieux peut toujours compter sur des comédiens en verve pour défendre ses belles fantaisies. On retrouve ainsi l’épatant Raphaël Quenard auquel le cinéaste, après déjà deux apparitions dans ses films, avait offert un premier rôle dans Yannick (2023). Comme chez Woody Allen en son temps, on imagine volontiers que les vedettes se pressent désormais au portillon pour figurer dans la distribution d’un Dupieux. Cette fois, c’est Louis Garrel, Léa Seydoux et Vincent Lindon qui viennent faire un tour dans cet univers déjanté…
Enfin, le réalisateur, qui semble toujours travailler avec la décontraction (apparente) d’un joyeux artisan, porte, à notre connaissance, le premier coup cinématographique à une inquiétante évolution qui touche notre société. On parle évidemment de l’IA. Car on apprend que le film qui se fabrique sous nos yeux est produit et réalisé par la fameuse Intelligence artificielle. Lors de la fin de journée de tournage, un assistant présente aux comédiens un ordinateur sur lequel s’affiche un metteur en scène de synthèse qui se réjouit que la charte artistique définie par la production a été respectée à 92 %.
Mais Willy se fait réprimander pour avoir bâclé douze lignes de dialogues. Pour cela, la retenue sur son cachet sera de 460 euros hors taxe. Lorsque Guillaume propose une suggestion, la voix métallique lui répond : « Votre avis personnel n’est pas pris en compte ». Florence, elle, a beau trouver « hyperexcitante, cette nouvelle façon de faire du cinéma », on n’y croit qu’à moitié.
Quant au dernier (très long) plan – un travelling porté par une musique jazzy sur des rails de cinéma-, il atteste de la permanence de la magie du 7e art. D’ailleurs, répondant à son collègue qui affirme que les gens « s’en foutent de nous. Ils sont passés à autre chose », David préfère croire au cinéma : « Il y a plein de merveilleux cinéphiles qui nous regardent ». Mais oui !
LE DEUXIEME ACTE Comédie dramatique (France – 1h20) de Quentin Dupieux avec Léa Seydoux, Vincent Lindon, Louis Garrel, Raphaël Quenard, Manuel Guillot. Dans les salles le 14 mai.