Le Schiele, le marché de l’art et la vie de Martin Keller
Dans une riche demeure aux vastes espaces, grands miroirs et belles tentures, une vieille dame, bien sous tous rapports, l’affirme : « Un commissaire priseur, c’est comme un chirurgien esthétique, il fut lui faire confiance ! » Autant dire que le sémillant André Masson, commissaire-priseur dans la célèbre maison de ventes Scottie’s, apprécie… Mais il va tordre le nez quand la rombière explique qu’elle se sépare de ses œuvres d’art pour éviter que sa… trainée de fille en hérite. Car la fille en question sort avec des Noirs et la mère n’aime pas du tout les Noirs. Cela lancé sous le regard muet de la bonne, une jeune femme de couleur…
La première séquence du Tableau volé n’a pas de lien avec le coeur du film sinon qu’elle installe, de manière plutôt humoristique, le spectateur dans le quotidien du marché de l’art. Justement André Masson, malgré son relatif jeune âge, gravite depuis un petit moment déjà dans cet univers feutré, très bon chic bon genre mais où tous les coups sont permis, surtout quand il en va de milliers ou, plus certainement, de millions d’euros.
Un jour, notre homme reçoit un appel d’une avocat mulhousienne qui l’informe qu’une toile d’Egon Schiele aurait été découverte à Mulhouse chez Martin Keller, un jeune ouvrier. Experte installée à Genève et ex-femme de Masson, Bertina tranche depuis son bain : « A 99 %, c’est un faux ». Même s’il est très sceptique, Masson rejoint Mulhouse où l’attend Bertina. Sur place, Me Egerman les prévient : « Ce sont des gens simples. Ils sont très inquiets… » Devant le grand Schiele qui représente des tournesols (peint en 1914 d’après Van Gogh) et même s’il est sale pour être resté des années dans une pièce chauffée au charbon, l’expert et le commissaire-priseur sont bouche bée. Ils doivent se rendre à l’évidence : le tableau est authentique. « Combien peut-il valoir ? » demande Me Egerman. « 10 » glisse Bertina. « 12… millions » estime Masson. La maman de Martin s’évanouit.
Au départ du scénario écrit par Pascal Bonitzer, il y a une histoire vraie, en l’occurrence la découverte, au début des années 2000, d’un tableau d’Egon Schiele dans le pavillon d’un jeune ouvrier chimiste de la banlieue de Mulhouse par un spécialiste d’art moderne d’une grande maison de vente internationale. Mais le cinéaste, qui signe là, son huitième long-métrage, ne s’attache pas précisément à l’histoire vraie du jeune ouvrier. Ce qui l’intéresse avant tout (le premier titre du film était Salle des ventes, certes un titre très plat et surtout peu vendeur), c’est de plonger dans les arcanes du marché de l’art. Ainsi, André Masson s’impose comme le fil conducteur d’un récit allègre pour lequel Bonitzer a bénéficié de l’expérience de Thomas Seydoux, l’un des grands spécialistes mondiaux du commerce de l’art. De passage naguère au Palace à Mulhouse pour une avant-première du Tableau, l’ancien critique des Cahiers du cinéma a rapporté que ce marchand d’art résumait son activité par trois F : Filou, Fayot, Faux-cul…
« Il y a toujours, dit le réalisateur, quelque chose de cynique et de dégueulasse dans le monde de l’argent, c’est comme ça. Ça m’amusait, s’agissant d’une œuvre d’art, qu’on ne l’envisage jamais autrement que sur le mode : combien ça va rapporter. André Masson est capable d’apprécier la beauté d’une œuvre d’Egon Schiele, mais ce qui l’intéresse essentiellement, c’est sa valeur monétaire et marchande et ce que la boîte qui l’emploie va en retirer comme bénéfice et comme gloire dans ce milieu de rivalités féroces entre maisons ennemies. »
Scénariste au long cours pour Allio, Ruiz, Schroeder, Rivette, Deray, Pisier, Jacquot, Ackerman, Peck, Salinger, Téchiné ou Anne Fontaine, Pascal Bonitzer sait donner le bon rythme à cette mini-saga de l’art et de l’argent. Il glisse ainsi, autour du Schiele, quelques infos sur l’art dégénéré, sur les spoliations par les nazis et puis il détaille les stratégies à l’oeuvre dans ce milieu constamment traversé par la menace du faux mais aussi le jeu des rumeurs et des fausses informations distillées par des concurrents potentiels pour faire baisser le prix de vente.
Enfin Bonitzer a dessiné d’intéressants personnages. C’est évidemment le cas d’André Masson que l’on va voir en action dans la salle des ventes de Scottie’s où il fait grimper les enchères pour le Schiele tout en savourant d’être, à cet instant, au sommet de sa carrière. Le Strasbourgeois Alex Lutz est excellent dans le rôle de ce type à la fois brutal, froid et fragile. Léa Drucker (Bertina) comme Nora Hamzawi (Me Egerman) sont au diapason même si, sans être bégueule, on peut s’interroger sur l’intérêt de leur séquence saphique. Mais c’est avec Aurore, la stagiaire de Masson, que le cinéaste réussit son personnage le plus fantaisiste. L’excellente Louis Chevillotte (vue récemment au théâtre dans Des femmes qui nagent de Pauline Peyrade et Emilie Capliez) campe une jeune femme fantasque, imprévisible doublée d’une menteuse pathologique et dotée d’un père touchant et fantomatique joliment incarné par Alain Chamfort. En plus, Aurore sauvera la mise à André Masson au meilleur moment. Enfin, il y a même, ici, la dimension du conte avec ce Martin Keller, personnage intègre et mystérieux (Arcadi Radeff) auquel les neuf héritiers légaux et américains du tableau vont faire un don généreux…
Actuellement, on ignore dans quelle collection se trouve le Schiele…
LE TABLEAU VOLE Comédie dramatique (France – 1h31) de Pascal Bonitzer avec Alex Lutz, Léa Drucker, Nora Hamzawi, Louise Chevillotte, Arcadi Radeff, Laurence Côte, Olivier Rabourdin, Alain Chamfort, Marisa Borini. Dans les salles le 1er mai.