L’Amérique à feu et à sang
Alors que le président en exercice semble singulièrement yoyoter de la touffe et que son adversaire à la présidence se débat, devant la justice, avec une moche affaire de fesses tout en n’étant dans une forme physique parfaite, ce n’est cependant pas Biden ou Trump qui apparaît sur l’écran noire de nos nuits blanches dans Civil War. Devant la bannière étoilée, au coeur de la Maison blanche, c’est un président américain grave qui s’adresse à la nation : « Nous sommes plus proches que jamais de la victoire… »
Il a beau achever son intervention par le fameux God bless America, dans les rues des villes, dans les campagnes, dans les zones commerciales, l’émeute est totale, les combats entre les forces fidèles au gouvernement et les troupes sécessionnistes de l’Armée de l’Ouest soutenue notamment par l’Alliance de Floride et les maoïstes de Portland, font des milliers de morts…
Avec Civil War, Alex Garland nous plonge au coeur d’une guerre qui touche directement l’Amérique sur son terrain. Tout y est : les frappes aériennes, les cibles civiles, les dommages collatéraux. « Toute nation engagée dans un conflit, dit le cinéaste, est confrontée aux mêmes problèmes. Qu’il s’agisse d’une guerre civile ou d’une guerre avec un pays voisin, la réalité de la guerre reste la même. »
Cette réalité-là, on va la vivre en suivant une poignée de journalistes qui couvrent au plus près l’événement. Tout commence dans les rues de Brooklyn à feu et à sang alors que la police tente de disperser des manifestants qui scandent : « On veut de l’eau ! » Les reporters sont là, qui tapent des photos tous azimuts. Les coups, les panaches de fumée qui s’élèvent, les cadavres qui jonchent le sol, les flaques de sang. Au milieu de ce chaos urbain, la jeune Jessie Cullen, photographe débutante, reconnaît Lee Smith, photo-reporter chevronnée et lui dit : « Vous êtes mon héroïne… En plus, vous portez le même prénom que la grande Lee Miller ! » Lee Smith aura juste le temps de sauver Jessie d’un attentat suicide…
Lee et son collègue Joel ont le projet de se rendre à Washington pour interviewer un président qui n’a plus parlé à la presse depuis des mois. Malgré l’opposition de Lee, Joel invite Jessie à se joindre à eux. Dans la grosse voiture blindée blanche estampillée PRESS, va aussi s’installer Sammy, un vétéran du métier qui n’arrive pas à décrocher. Commence alors un long périple à travers un pays en guerre.
Le Britannique Alex Garland n’est pas un inconnu sur la planète cinéma, loin s’en faut. Il fut le scénariste de Danny Boyle pour La plage (2000), 28 jours plus tard (2002) et Sunshine (2007) avant de se faire remarquer, comme réalisateur, dans le registre de la SF, notamment avec Ex machina (2014) puis dans l’horreur psychologique avec Men (2022). Ici, il choisit de s’installer dans un futur proche pour imaginer ce que pourrait être une Amérique en proie à une guerre civile qui embrase tout le pays et où chacun lutte pour sa survie alors que le gouvernement est devenu une dictature dystopique et que les milices extrémistes partisanes se livrent à la pire violence.
Si le point de départ de Civil War relève de la science-fiction, Alex Garland réussit à rendre terriblement angoissante et réaliste des situations où le drame et la mort sont omniprésents. Au volant de leur véhicule, les journalistes ont donc pris la route. Prendre de l’essence à une station-service devient une épopée. Parce que des types armés jusqu’aux dents veillent sur les pompes, que les reporters sont évidemment des « étrangers » suspects. En s’éloignant à peine, Jessie découvre deux pillards en piteux état pendus à une station de lavage et surveillés par un jeune homme armé. Il faudra tout le métier de Lee Smith pour permettre à Jessie de se sortir de ce guêpier.
Au fil d’une expédition constamment périlleuse, Lee et Jessie auront le temps de partager. En rendant, à travers un plan de Lee dans une baignoire, un évident hommage à la grande Lee Miller, elle aussi photographiée (par David Sherman de Life) en 1945 dans la baignoire d’Hitler à Berlin, le cinéaste évoque les questionnements d’une reporter de guerre réputée qui lâche : « On témoigne pour que les autres se posent les questions » tout en étant hantée par de terribles images des conflits couverts au fil des ans sur la planète et désormais au coeur même de son propre pays. Dans une approche évidemment romanesque d’initiation et de passage de relais, Lee transmet à Jessie les trucs du métier : « Dors dès que tu en as l’occasion », « N’oublie pas de manger » ou « Si tu veux aller sur le front, tu penseras à prendre un casque et une tenue en kevlar ».
D’haletantes péripéties, où l’absurde le dispute au monstrueux sans que le film explique le pourquoi de cette guerre civile, se succèdent sans discontinuer comme ce combat de snipers dans un parc d’attraction à l’abandon ou cette découverte d’un charnier digne de la Shoah. Joel et Jessie seront à deux doigts d’y laisser leur peau. D’autres confrères n’auront pas cette chance. Jessie résumera le terrible paradoxe du reporter de guerre : « J’ai eu peur comme jamais mais je ne me suis jamais senti aussi vivante ».
Avec des musiques remarquables (notamment Dream Baby Dream et Rocket USA du groupe Suicide ou encore le beau Breakers Roar de Sturgill Simpson), Civil War se vit comme un cauchemar éveillé où la mort rôde, omniprésente. L’excellente Kristen Dunst incarne un Lee Smith au bout du rouleau et rongée par un mal existentiel face à Cailee Spaeny découverte dans le récent Priscilla de Sofia Coppola où elle incarnait l’épouse du King, en jeune professionnelle prometteuse.
Lorsque Lee, Joel et Jessie arriveront à Washington, le chaos est total. La Maison blanche est dévastée. Les troupes avancent dans les lieux désertés. Une agente des services secrets tente bien de négocier une sortie pour le président. Dans le bureau ovale, l’homme est à terre. Joel retient les soldats pour obtenir quelques mots du président. « Ne les laissez pas me tuer ! » Joel : « Ca fera l’affaire ». Jessie peut shooter la photo de l’exécution sommaire. Au générique de fin, une photo en développement de soldats souriants posant avec le cadavre du président apparaît.
On a froid dans l’échine pendant un bon moment après avoir vu Civil War !
CIVIL WAR Drame (USA – 1h49) d’Alex Garland avec Kirsten Dunst, Wagner Moura, Cailee Spaeny, Stephen McKinley Henderson, Sonoya Mizuno, Nick Offerman, Jesse Plemons, Nelson Lee, Evan Lai, Karl Glusman. Dans les salles le 17 avril.