Une barbe pour avancer vers la liberté
« Faites qu’il m’aime… » Dans un souffle, après une nouvelle nuit de cauchemar, Rosalie se réveille. C’est le grand jour même si le temps n’est pas à l’été. Son père a attelé une carriole. Ils prennent la route vers un village aux maisons basses appuyé contre une grande usine de blanchisserie. Là, les attend Abel Deluc, un homme rude et taiseux. Un furtif échange d’argent entre le père et le futur marié. La dot a changé de main. Le mariage est arrangé.
Entre la blonde jeune femme qui semble à peine sortie de l’adolescence et l’homme au pas lourd, revenu de la guerre de 1870 avec de sérieuses blessures, comment les choses vont-elles se passer ? D’autant que Rosalie déclare très vite : « Je ne veux pas une vie sans enfant ». A quoi Abel grogne : « C’est un peu tôt, non ? » Ce qu’Abel Deluc, qui se présente comme « un homme simple », ne sait pas, c’est que sa future épouse cache un secret : depuis sa naissance, son visage et son corps sont recouverts de poils.
Avec Rosalie, la cinéaste et scénariste française Stéphanie Di Giusto signe son second long-métrage, huit ans après La danseuse, libre évocation de la vie de la danseuse américaine Loïe Fuller (1862-1928), pionnière de la danse moderne en France, célèbre pour les voiles tournoyantes de ses chorégraphies de danse serpentine.
C’est encore vers le 19e siècle que se tourne la réalisatrice puisque son second film s’inspire de la vie de Clémentine Delait (1865-1939), boulangère puis tenancière de bistrot à Thaon-les-Vosges et célèbre pour avoir été l’une des premières femmes à barbe connues en France. Mais Stéphanie Di Giusto s’empare de ce personnage non point pour en faire un biopic mais bien pour signer une histoire d’amour. « Je savais, dit-elle, qu’elle avait refusé de devenir un banal phénomène de foire mais avait au contraire voulu être »dans la vie », avoir une vie de femme. Je me suis intéressée à d’autres femmes atteintes d’hirsutisme (nom scientifique de ce trouble, ndlr) […] Après une longue recherche, je n’ai voulu garder de la véritable histoire de ces femmes que ce qui me touchait. »
En effet Rosalie veut être regardée comme une femme, malgré sa différence qu’elle a décidé de ne pas cacher. Le motif : aider Abel à faire tourner un café qui bat de l’aile. Alors Rosalie qui se rasait en cachette, décide de laisser fleurir sa barbe et d’apparaître ouvertement dans le troquet. Bientôt, la clientèle masculine se presse. Par curiosité, par trouble, par désir muet… Mais il y a aussi des jeunes filles qui viennent rire et s’amuser avec Rosalie. Les cauchemars récurrents de Rosalie se sont enfuis. C’est une femme bien dans sa peau qui avance vers une liberté inédite. Mais surtout Rosalie veut, du moins espère, qu’Abel va l’aimer comme elle est. Même si une femme potentiellement heureuse et à l’aise dans son corps dans l’univers machiste de la fin du 19e siècle, prend bien des risques.
Autour d’elle, tandis qu’Abel ne sait sur quel pied danser, inquiet pour sa réputation, il y a les hommes qui la haïssent en silence puis de moins en moins en silence mais aussi ceux qui l’admirent et qui imaginent la faire monter sur une scène. Pas comme un monstre de foire, non bien sûr. Mais qui réalise quand même, avec l’accord d’une Rosalie étourdie par une « gloire » inattendue, des cartes postales de la femme à barbe en tenue légère.
On l’a compris, Stéphanie Di Giusto, qui aime, dit-elle, se confronter à des défis, a l’occasion, ici, d’en relever un intéressant en cherchant la vérité des sentiments et en offrant du même coup une vision féministe singulière. Car Rosalie fait exploser les carcans. Elle amène Abel à se colleter avec son désir mais surtout elle oblige les « braves gens » que chantait Brassens, à se dévoiler, y compris le hobereau (Benjamin Biolay) troublé par cette femme inacessible. Cela même si la cruauté de l’être humain semble toujours sans limite. Et amènera Rosalie et Abel à une funeste mais sublime issue.
En filant volontiers la métaphore (la traversée de la forêt, la chasse à courre et la traque du cerf vécues comme des épreuves initiatiques), la cinéaste réussit un quasi-huis clos d’époque en jouant sur des éclairages rares mais aussi des intérieurs étouffants. Stéphanie Di Giusto a trouvé ses décors dans les Côtes d’Armor et le Finistère (les forges de Salles, le manoir de Rosvillou et le château de Kériolet) mais aussi à Bussang et plus spécialement au fameux Théâtre du Peuple où elle a tourné une belle scène de danse quasiment en clin d’oeil à La danseuse, film dans lequel Nadia Tereszkiewicz débutait dans un petit rôle de… danseuse. Aujourd’hui la comédienne franco-finlandaise a fait du chemin. On l’a vu très à son avantage dans Seules les bêtes (2019), Les Amandiers (2022) ou Mon crime (2023). Face à un brillant Benoît Magimel à la fois massif et fragile, elle campe avec douceur et grâce (après de longues séances quotidiennes de maquillage) une femme à barbe qui veut juste être une femme comme les autres.
ROSALIE Drame (France – 1h55) de Stéphanie Di Giusto avec Nadia Tereszkiewicz, Benoît Magimel, Benjamin Biolay, Guillaume Gouix, Gustave Kervern, Anna Biolay, Juliette Aramet, Lucas Englander, Serge Bozon, Eugène Marcuse. Dans les salles le 10 avril.