La reine droite et le monarque tyrannique
– « M’aimez-vous, Kit ? » demande Henri VIII.
– « J’ai aimé mon roi » répond Catherine Parr.
– « Ce n’était pas la question ! » rétorque le roi.
– « Croyez-vous en l’enfer ? » reprend le monarque.
- « Je pense que nous irons tous les deux » ose Kit et de conclure cet échange par « Je suis prête. L’êtes-vous ? »
Lorsqu’il écrit La barbe bleue, paru en 1697 dans Les contes de ma mère l’Oye, Charles Perrault ne puise pas que dans son imagination fertile. L’auteur du Petit chaperon rouge et du Chat botté s’inspire probablement pour donner corps à son terrible ogre du roi Henri VIII d’Angleterre. Tant il est vrai que le monarque britannique (1491-1547) a imprimé dans l’imaginaire populaire la trace d’un personnage connu pour le nombre de maîtresses ou d’épouses qui gravitèrent autour de lui et qui, pour un nombre non négligeable d’entre elles, finirent mal, morte en couches mais le plus souvent répudiées ou décapitées. On songe bien sûr à Catherine d’Aragon, Anne Boleyn, Jane Seymour, Anne de Clèves, Catherine Howard et, évidemment, Catherine Parr, la sixième femme d’HenriVIII et vibrante héroïne du Jeu de la reine.
Un an après l’exécution de Catherine Howard, Henri VIII décide d’épouser Catherine Parr, une veuve de 31 ans. Une femme prudente, sage et « sans grand charme » que le roi considère comme une indispensable garde-malade, lui qui, devenu impotent, doit se faire porter dans ses déplacements.
En s’appuyant sur Firebrand, le récit d’Elizabeth Freemantle, les scénaristes Henrietta et Jessica Ashworth ont développé une approche infiniment plus féministe que celle de l’ « épouse nourrice » souvent décrite par les historiens. « Je pense, dit le cinéaste, que les femmes ont été retirées de l’histoire. Je pense que si les gens ne vous perçoivent pas comme ayant une position de pouvoir visible et privilégiée, vous êtes effacé. (…) Catherine Parr a exercé le pouvoir d’une manière très différente de celle des hommes. Elle pensait qu’elle était là pour une raison et qu’elle avait une responsabilité à assumer. Je ne pense pas qu’elle ait été intéressée par une position de pouvoir. Elle était intéressée par ce qu’elle pouvait apporter à l’avenir. L’une des meilleures choses que Catherine Parr a instituées est l’éducation des enfants légitimes d’Henri VIII qu’elle a adoptés. Elle était particulièrement attachée à Elizabeth, mais elle ne l’a pas formée pour qu’elle devienne reine. Elle l’a formée pour qu’elle devienne une femme autonome ».
Alors Karim Aïnouz, cinéaste brésilien de 58 ans, s’est attaché, pour son huitième long-métrage de fiction, à se glisser dans le quotidien d’une femme qui, avec l’aide de ses dames de compagnie, tente de déjouer les pièges que lui tendent la cour mais surtout un roi jaloux et l’évêque Stephen Gardiner convaincu que Catherine Parr partage les thèses hérétiques de sa vieille amie Anne Askew, une ardente prédicatrice qui finira dans les flammes du bûcher et dont le visage meurtri vient volontiers hanter Catherine…
S’il donne bien un film d’époque, Karim Aïnouz tourne le dos aux chromos du cinéma en costumes. On est à des lieues de Si Versailles m’était conté (1954) et plus proche, toutes proportions gardées, du Shame (2011) pour la manière dont le trentenaire new-yorkais du film de Steve McQueen consomme les femmes. Certes, Henri montre des marques de tendresse pour Kit mais il peut aussi copuler sans aucun ménagement ou se conduire en prédateur lorsqu’il introduit ses doigts dans la bouche de sa femme ou qu’il réclame, en plein repas festif, qu’une jeune fille vienne à lui.
Il est vrai que c’est un monarque usé qui est au coeur du Jeu de la reine. Il est loin, l’humaniste de la Renaissance athlétique et cultivé. Henri est un homme obèse (il pesait 178 kilos) et souffrant qui traîne une blessure purulente à la jambe subie lors d’un tournoi. Une douleur qui le fait entrer volontiers dans des colères et des crises dantesques…
Le jeu de la reine capte alors, selon les mots du réalisateur, « la chaleur des corps menacés, le pouls battant de leurs cœurs, la vapeur de leurs respirations, le contrôle apparent de vies constamment menacées. » Et d’orchestrer un opéra violent et fatal où la vie et la mort ne pèsent guère en regard des ambitions, des alliances de circonstance, des postures, des chausse-trapes en tous genres.
Si les extérieurs, balayés par le vent brutal de l’hiver, sont rares, hormis cette fête où Catherine revoit Thomas Seymour, un amour d’antan, et où le roi la pousse à danser avec lui pour mieux exercer sa violente jalousie et concrétiser ses soupçons contre l’hérétique, ce sont les étouffants intérieurs qui s’imposent. Ils permettent à la cheffe-op française Hélène Louvart, collaboratrice régulière de l’Italienne Alice Rohrwacher, de signer une lumière aux couleurs saturées, au carmin et au bleu profonds qui, autour du beau profil de Catherine Parr, installe par instants une atmosphère à la Vermeer.
Après des films comme Pure (2010), Royal Affair (2012) ou Anna Karénine (2012), la comédienne suédoise Alicia Vikander décroche l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle pour son personnage de Gerda Wegner, épouse de l’artiste danoise transgenre Lili Elbe, dans The Danish Girl (2015). Ici, elle incarne, avec grâce, Catherine Parr, une femme souvent confinée au silence mais largement engagée pour ses idées novatrices en matière de foi ouverte et tolérante.
Et puis il y a Jude Law dont l’impressionnante performance fait penser à celle de Robert de Niro dans Raging Bull (1980). Après des stars comme Emil Jannings (Anne Boleyn, 1920), Charles Laughton (La vie privée d’Henri VIII, 1933 et La reine vierge, 1953), Rex Harrison (The Trial of Anne Boleyn, 1952), Robert Shaw (Un homme pour l’éternité, 1966), Richard Burton (Anne des mille jours, 1969), Charlton Heston (Le prince et le pauvre, 1977) ou Alan Bates (The Prince and the Pauper, 2000), le Londonien de 51 ans endosse les lourds habits d’Henri VIII. Law pousse son travail d’acteur vers la perfection jusqu’à demander la diffusion d’odeurs nauséabondes sur le plateau afin de se mettre dans l’atmosphère empuantie d’une chambre royale où un roi au corps infecté se meurt…
On reconnaît à peine l’interprète du docteur Watson de Sherlock Holmes (2009) ou d’Albus Dumbledore dans la franchise des Animaux fantastiques (2018-2022). Pour interpréter « Henri VIII, immonde tache de graisse et de sang sur l’histoire d’Angleterre », Jude Law s’est fait la tête du Henri VIII tel qu’il apparaît sur le fameux portrait d’Holbein le Jeune en 1538. En y ajoutant le bruit et la fureur d’un roi blessé, féroce, paillard et tyrannique.
LE JEU DE LA REINE Drame (Grande-Bretagne – 2h) de Karim Aïnouz avec Alicia Vikander, Jude Law, Sam Riley, Eddie Marsan, Simon Russell Beale, Erin Doherty, Ruby Bentall, Bryony Hannah, Patsy Ferrain, Junia Rees. Dans les salles le 27 mars.