La vie paradisiaque de la famille Höss
Des azalées et des roses, des phlox et des dahlias ! Dans le joli jardin de la famille Höss, il y a de quoi réaliser de ravissants bouquets pour embellir une grande maison propre et claire. Et, dans le potager, poussent des tomates et des choux-rave, du fenouil, du romarin, des citrouilles et des haricots qui feront d’excellents repas pour papa Rudolf, maman Hedwig et leurs petits Johann, Hans, Inge-Brigit, Annagret et Heideraut…
C’est sur des images parfaitement bucoliques que s’ouvre La zone d’intérêt. Un fleuve tranquille, des abords ombragés, de la verdure et de la forêt alentour. La famille Höss vient s’y détendre et s’y baigner avant de regagner ses pénates.
Nous sommes pourtant en Pologne. Là où, durant la guerre, le Reich hitlérien étend son espace vital. L’Obersturmbannführer Rudolf Höss n’est autre que le commandant du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz. Mari tranquille et attentionné, il veille au bien-être et au confort des siens et laisse à son épouse Hedwig le soin d’élever sa petite troupe qui part, le matin, à l’école en faisant le salut hitlérien et joue, l’après-midi, sur la pelouse verte autour du toboggan et de la piscine.
Pourtant cette observation de la paisible vie quotidienne de la famille Höss se heurte constamment à un haut mur, à des barbelés, à des bâtiments surmontés de cheminées qui crachent nuit et jour des fumées rougeoyantes. De ce côté-ci du mur gris, Hedwig Höss et ses amies prennent le café et du strudel, de l’autre, on assassine de manière industrielle.
Avec un regard implacable autant qu’impassible, Jonathan Glazer, qui a consacré dix années de réflexion à ce sujet, orchestre la coexistence de deux extrêmes. Celui des Höss se déroule devant nos yeux. L’autre est dans un hors-champ d’autant plus terrifiant qu’il se résume à des sons. Optant pour une forme audacieuse d’inversion, Glazer conserve une horreur fugitive sans que son importance soit banalisée, ni sa capacité à déranger diluée. Car un bourdonnement ininterrompu traversé d’éclats brutaux, de coups de feu, de hurlements glace le sang.
Peut-on, hors le documentaire, filmer l’Holocauste ? Le cinéma s’est régulièrement posé la question. En 2015, en racontant deux jours dans la vie de Saul Ausländer, prisonnier juif hongrois oeuvrant dans un Sonderkommando de l’un des fours crématoires d’Auschwitz, Laszlo Nemes, avec Le fils de Saul, proposait une approche impressionnante par son réalisme mais aussi sa retenue. Si l’on était bien à l’intérieur du camp, c’est l’expérience sonore et sensorielle qui prenait le pas sur la représentation.
Jonathan Glazer va plus loin encore. Il demeure aux portes de l’enfer mais c’est pour mieux bousculer le spectateur confronté à l’innommable à travers les allers et venues de la famille Höss. Dans son uniforme impeccable, Rudolf Höss monte son cheval pour aller au travail. Le soir venu, il lit, dans leurs chambres, des contes à ses enfants pour les faire dormir. Et la sorcière d’Hansel et Gretel, brûlée dans son fourneau, prend une tonalité singulièrement effrayante.
Quant à Hedwig, bonne mère de famille allemande dévouée à son époux, à ses enfants et à la cause national-socialiste, elle vaque aux tâches du foyer. A sa mère qui vient passer quelques jours dans la maison familiale, elle fait les honneurs de son jardin, de son potager. Un endroit, dit-elle, qu’elle a entièrement aménagé là où il n’y avait qu’un champ. Lorsque sa mère lui demande si les domestiques de la maison sont juifs, elle lance, joyeusement, « Les Juifs sont de l’autre côté du mur ». Hors de vue, hors de l’esprit. C’est pourtant la mère d’Hedwig qui disparaitra de la belle maison d’Auschwitz après des nuits sans sommeil à regarder les rideaux de sa chambre se teinter constamment d’un rouge funèbre.
A côté d’un Christian Friedel impressionnant dans la peau d’un Rudolf Höss, parfait et calme fonctionnaire de la banalité du Mal, on retrouve Sandra Hüller, déjà applaudie naguère dans Anatomie d’une chute. La comédienne, qui se refusait jusque là à incarner un personnage de nazi, est une Hedwig, véritable bobonne allemande, qui rit, en racontant, que son Rudi la surnomme « la reine d’Auschwitz ». Elle est quasiment touchante quand, dans son lit, elle demande à son mari s’il l’emmènera encore dans cet agréable spa en Italie. Elle révulse quand elle essaye, paisiblement, un manteau de vison arraché à une victime juive. Elle est effroyable de calme quand elle dit, à une domestique polonaise : « Si je voulais, mon mari pourrait répandre tes cendres à Babice… »
Evoquant ses anxiétés devant le fait de travailler avec un matériau très chargé, le cinéaste anglais observe : « Je ne voulais pas avoir l’impression de faire un film sur cette période [de l’Histoire] pour le mettre dans un musée. Nous parlons ici de probablement l’une des pires périodes de l’histoire de l’humanité, mais nous ne pouvons pas dire ‘mettons-la au placard’ ou ‘il ne s’agit pas de nous, nous sommes à l’abri de tout ça, c’était il y a 80 ans’. Nous ne pouvons pas nous dire que cela ne nous concerne plus. Clairement, cela nous concerne, et c’est troublant de le constater, mais cela sera peut-être toujours le cas. Donc je voulais porter un regard moderne sur le sujet. »
Pour La zone d’intérêt (le titre fait référence à l’Interessengebiet, terme utilisé par les nazis pour décrire le périmètre de 40 km2 entourant le camp de concentration d’Auschwitz en périphérie d’Oświęcim en Pologne, un euphémisme aussi épouvantable que Endlösung), Jonathan Glazer s’est appuyé sur le roman éponyme (2014) de Martin Amis et a fait le choix de tourner sur les lieux même du drame, estimant que le sujet du film était ce lieu même.
Tandis que le directeur de la photographie Lukasz Zal signe une image à la froideur clinique et dépourvue de beauté, le cinéaste nous entraîne dans un univers « paradisiaque » qui s’effrite petit à petit. On ressent un évident malaise quand Höss traverse sa maison de part en part, la nuit, pour fermer à clé toutes les issues…
L’incrédulité naît aussi de cette ubuesque situation de couple où le mari est muté ailleurs (après quatre ans à Auschwitz, Höss sera déplacé à Oranienburg avec des responsabilités accrues) et où l’épouse fait une colère parce qu’elle n’entend pas quitter ce domicile qu’elle a modelé de ses mains. Et qu’importe si les fenêtres donnent sur des cheminées. On est définitivement glacé en voyant le commandant d’Auschwitz s’enfoncer, symboliquement, dans les profondeurs de l’enfer.
Grand prix du festival de Cannes 2023, La zone d’intérêt est à bien des égards, un film majeur et exceptionnel. Y compris par sa manière, aussi étrange que saisissante, de nous rappeler qu’il importe de ne jamais oublier l’Histoire. Au risque de la revivre.
LA ZONE D’INTERET Drame (USA – Grande-Bretagne – Pologne – 1h45) de Jonathan Glazer avec Christian Friedel, Sandra Hüller, Johann Karthaus, Luis Noah Witte, Nele Ahrensmeier, Lili Falk, Anastazja Drobniak, Cecylia Pekala, Kalman Wilson, Julia Polaszek, Imogen Kogge, Medusa Knopf, Zuzanna Kobiela, Martyna Poznanska, Stephanie Petrowicz, Max Beck, Andrey Isaev. Dans les salles le 31 janvier.