Le jeu trouble de Gracie et Elizabeth
C’est un bel mais énigmatique générique qui ouvre le nouveau film de l’Américain Todd Haynes. Des images colorées d’un environnement luxuriant dans lequel semble se mouvoir des insectes… Et puis, nous voilà du côté de Savannah, en Géorgie, dans une Amérique rurale autour d’une vaste maison au bord d’un fleuve où l’on s’active pour préparer un barbecue et des hot dogs… C’est là que débarque, chapeau mou sur les yeux et grosses lunettes sombres sur le nez, Elizabeth Berry, une actrice célèbre à Hollywood. Pour préparer son personnage dans un film qu’elle s’apprête à tourner, la comédienne a obtenu de pouvoir rencontrer Gracie Atherton-Yoo, une femme dont la vie sentimentale a enflammé, une vingtaine d’années plus tôt, les gazettes people et passionné l’Amérique. Dans ses bagages, Elizabeth a apporté quelques uns de ces magazines. Elle les feuillète et passent ainsi sur des titres comme « La séductrice sort de prison ! »
Comme il le fit en 2016 avec Carol interprété par Cate Blanchett et Rooney Mara (meilleure actrice à Cannes 2015), Todd Haynes a de nouveau, ici, l’opportunité d’orchestrer l’affrontement de deux fameuses comédiennes, en l’occurrence la nouvelle venue (chez lui), Natalie Portman et son actrice fétiche, Julianne Moore, présente pour la cinquième fois dans un film de l’Américain de 63 ans.
Dans un numéro récent de M, le magazine du Monde, le metteur en scène confiait : « A mon sens, les mélodrames les plus bouleversants sont ceux au cours desquels un individu tente d’exprimer un désir que tout son milieu social fait tout pour réprimer ».
A travers la recherche, quasiment l’enquête, que mène l’actrice, va peu à peu se révéler le passé de Gracie tandis qu’on comprend de quelle manière, plutôt difficile, tous les membres de cette famille ont réussi, tant bien que mal, à survivre au scandale malgré les jugements et le mépris de tous.
Todd Haynes s’appuie, ici, sur l’histoire vraie de Mary Kay Letourneau, une prof de maths de l’État de Washington, alors âgée de 34 ans, qui a développé une relation intime avec Vil Fualaau, l’un de ses élèves âgé alors de 12 ans. Condamnée pour détournement de mineur, l’enseignante a eu deux enfants en prison avec son jeune amant qu’elle épousa en 2005, à sa majorité.
Avec May December, Haynes explore l’une des grandes caractéristiques de l’espèce humaine : son impressionnante capacité à ne jamais se regarder en face. Ainsi, d’entrée, on se prend quasiment de sympathie pour cette actrice qui entend bien faire son boulot en se renseignant sur le personnage qu’elle va devoir incarner. Par Elizabeth, on fait la connaissance de Gracie et, puis, on découvre comment la comédienne utilise tous ceux qu’elle rencontre.. « C’est cela qui me séduisait dans ce projet, dit le cinéaste, (…) mettre le spectateur dans une position instable, dans laquelle il doit constamment réévaluer ce qu’il pense des personnages… »
Même s’il fait référence au Persona (1966) de Bergman et à ses deux personnages qui finissent par s’interpénétrer (la séquence du maquillage devant le miroir apparaît comme un hommage au Suédois), Haynes se situe clairement dans la lignée des maîtres du mélodrame américain et tout spécialement dans celle de Douglas Sirk. Comme le réalisateur du Mirage de la vie (1959), le metteur en scène gomme les éléments les plus réalistes de son film pour se concentrer sur la confrontation de deux femmes. L’une a tenté de renouer avec une forme d’innocence malgré la dureté du monde. L’ autre la « vampirise » pour nourrir le portrait qu’elle va entreprendre de rendre à l’écran.
Par sa présence, ses questions, par son implication dans la recherche de la « vérité » de Gracie et de son mari Joe, Elizabeth trouble un couple dont les fondements sont figés par vingt années d’obstination et de déni.
Tandis que Joe s’occupe de ses insectes et échange des sms avec une mystérieuse (jeune) femme, Elizabeth pousse Gracie dans ses retranchements et circonvient le fragile Joe. Pour son 11e long-métrage, Haynes parvient, par d’imperceptibles changements de perspective, à faire entrer le spectateur dans les similitudes entre Elizabeth et Gracie que l’une et l’autre ne semblent pas capables de voir en elles-mêmes.
C’est sous sa casquette de productrice que Natalie Portman a apporté, en 2020, le scénario de Samy Burch à Todd Haynes. Ce dernier s’est emparé, avec brio, d’une ambiguïté morale et narrative excitante, troublante et à même de distiller le malaise.
Il restait alors, mais cela Haynes le maîtrise parfaitement, à donner vie à deux remarquables personnages de femmes. Natalie Portman et Julianne Moore, on l’a dit, s’en emparent avec gourmandise et une goutte de fiel pour proposer un jeu de massacre feutré mais cruel. Quant à Charles Melton (Joe), il apporte brillamment sa part subtile et impénétrable.
En s’appuyant sur la belle écriture du scénario, le réalisateur distille de fortes images qui semblent fouiller au plus près la psyché de Gracie et d’Elizabeth. Enfin la tension du propos est renforcée par l’utilisation originale de la partition écrite, en 1971, par Michel Legrand pour Le messager de Joseph Losey, réarrangée, ici, par le compositeur Marcelo Zarvos.
Il y a déjà bien longtemps, François Truffaut disait : « Je demande à un film que je regarde d’exprimer soit la joie de faire du cinéma, soit l’angoisse de faire du cinéma. » Avec le cinéma de Todd Haynes, on sait de quel côté, on balance.
MAY DECEMBER Drame (USA – 1h57) de Todd Haynes avec Natalie Portman, Julianne Moore, Charles Melton, Cory Michael Smithg, Elizabeth Yu, Gabriel Chung, Piper Curda, D.W. Moffet, Lawrence Arancio. Dans les salles le 24 janvier.