Bella Baxter, les découvertes d’une femme libre
Travelling avant sur une grande jeune femme vêtue d’une longue robe bleue. Vue de dos, elle enjambe le parapet d’un pont et disparaît dans l’eau noire… Mais la jeune femme -enceinte- n’est pas morte. Elle a été ramenée à la vie par le brillant mais très peu orthodoxe docteur Godwin Baxter. Enfermée dans la vaste demeure du médecin, Bella, dont la démarche bien chaotique intrigue, tente de trouver ses marques. Force est de constater que la ravissante jeune femme n’est qu’une enfant. Au sens premier du terme. Elle mange avec ses doigts et crache la nourriture qu’elle n’aime pas, gifle ceux qui s’approchent trop près d’elle et fait pipi sous elle au milieu des salons.
Mais Bella des excuses. Tel le docteur Frankenstein -la référence est limpide- Godwin Baxter a « réveillé » cette ravissante morte en lui greffant le cerveau du bébé qu’elle portait. Pourtant le professeur de médecine est un homme bienveillant qui ne veut que le bien-être de son étrange pupille. Pour l’étudier et la protéger, il recrute l’un de ses assistants, le malhabile Max McCandless. Instantanément, le tendre Max tombe sous le charme de Bella. Godwin certes a prévenu : l’âge et le corps de Bella sont pas en adéquation. Max a beau prévenir : « Ca ne se fait pas en société », la jeune femme n’a aucun frein quand elle se donne du plaisir. Venue de nulle part, cette orpheline a surtout une inextinguible soif d’apprendre et de partir à la découverte du monde. Alors que Max propose de l’épouser, survient Duncan Wedderburn, sémillant séducteur et bellâtre débauché. Commence alors une odyssée étourdissante à travers les continents. Imperméable aux préjugés de son temps, Bella est résolue à ne rien céder sur rien et surtout pas sur la variété et l’ampleur de ses désirs…
Depuis ses trois films présentés au Festival de Cannes entre 2009 et 2017, on sait que le Grec Yorgos Lanthimos est un cinéaste qui sort de l’ordinaire, s’ingéniant, non sans malice, ni talent, à ne fournir de clés à ceux qui tentent de décrypter les mœurs de la famille de Canine, la quête des pensionnaires de l’hôtel de The Lobster ou les dézingages délirants de Mise à mort du cerf sacré… D’aucuns n’ont pas hésité à voir en lui le fils spirituel de Luis Bunuel !
De fait, lorsqu’on a découvert en 2019 La favorite, on a (presque) été déçu de ne plus être autant « malmené » par Lanthimos. Mais ce n’était qu’une impression ! Car le bougre s’en donne bien à coeur-joie dans ce biopic de l’instable et boulimique reine Anne d’Angleterre (1665-1714) bousculée par les ambitions de la duchesse de Marlborough et de lady Masham…
Avec ce Poor Things, Lanthimos met les petits plats dans les grands ! Le metteur en scène adapte le roman éponyme (paru en 1992) de l’Ecossais Alasdair Gray et il maîtrise avec aisance la démesure (la surenchère, diront certains) de ce conte de fées matîné de fantastique, de science-fiction et d’horreur. Bien sûr, on peut trouver ça un peu too much mais aussi se laisser embarquer dans ce périple joyeusement coloré.
Des ruelles lisboètes où elle se régale de pasteis de nata à une place parisienne enneigée en passant par une croisière et une visite à Alexandrie où la vue des bidonvilles provoque son émoi, Bella mène le bal au rythme effrené de furieuses culbutes. Forcément, les hommes ont rapidement du mal à suivre. Certes, Duncan est un chaud lapin mais Bella a un tel appétit de sexe que même ce séducteur patenté jettera l’éponge, quitte même à y perdre la boule…
De fait Lanthimos inverse l’intrigue de Frankenstein. Bella est bien moins hideuse que ses monstrueux amants. Non sans humour, c’est dans un bordel parisien (les décorateurs ont travaillé sur des gravures Belle époque) que Bella, qui ravit les clients par sa frénétique gloutonnerie, achèvera sa prise de conscience, virant au… socialisme militant pour gagner sa liberté. Elle reviendra vers Max, époux aux grandes dispositions pour le pardon avant de connaître un ultime épisode aventureux où le projet est de mettre fin à sa hystérie sexuelle incontrôlable… Là, on avoue avoir ressenti l’envie que ça s’arrête…
Yorgos Lanthimos a bénéficié de solides moyens pour cette satire dont les hommes ne sortent pas la tête haute alors que Bella, qui explore sans aucune culpabilité sa sexualité, s’émancipe d’une société masculine répressive sans honte, ni traumatisme. Le film a été tourné sur d’immenses plateaux dans les studios de Budapest où furent construits Londres, la maison des Baxter avec son improbable bestiaire, le paquebot, la place de Paris, le lupanar, l’hôtel d’Alexandrie, les bidonvilles ou encore Lisbonne. Pour obtenir le fourmillement de couleurs qui caractérise Pauvres créatures, le cinéaste a travaillé avec une pellicule Ektachrome en 35mm spécialement fabriquée pour l’occasion.
Enfin, pour ce Pauvres créatures longuement ovationné sur la Mostra qui lui attribua le Lion d’or, Lanthimos peut s’appuyer sur un large casting dominé par Willem Dafoe (Godwin Baxter au visage couturé) et Mark Ruffalo (Duncan Wedderburn) et évidemment Emma Stone qui le cinéaste retrouve après La favorite. Regard sombre, parfois halluciné, elle incarne avec une grâce sauvage une Bella qui bataille contre ses pulsions et s’impose comme une femme libre et moderne…
PAUVRES CREATURES Drame (USA – 2h21) de Yorgos Lanthimos avec Emma Stone, Willem Dafoe, Mark Ruffalo, Ramy Youssef, Jerrod Carmichael, Christopher Abbott, Margaret Qualley, Kathryn Hunter, Suzy Bemba, Hanna Schygulla, Damien Bonnard, Hubert Benhamdine. Dans les salles le 17 janvier.