Napoléon, un empereur sous emprise
L’aurait-il voulu qu’il ne s’y serait pas pris autrement ! La sortie du Napoléon de Ridley Scott a provoqué un joyeux prurit médiatique. Au-delà même de la fresque elle-même, les médias français ont fait donner les grandes orgues napoléoniennes. Pourquoi l’adore-t-on tant ? Pourquoi le déteste-t-on tant? Le Figaro, dans un numéro récent, lui, s’est ingénié à lister la manière dont le 7e art, depuis les origines, s’est emparé de la figure de l’empereur. Le journal fournit son classement des meilleurs Napoléon. On y trouve, en première place, sans que cela ne soit une surprise, Albert Dieudonné, le Napoléon du film éponyme d’Abel Gance (1927), imposant (330 minutes) chef d’oeuvre de référence dont la restauration s’achève, avec une présentation publique prévue l’année prochaine pour le 220e anniversaire du sacre…
Dans son Top 5, Le Figaro liste Pierre Mondy dans Austerlitz (1960 – Abel Gance), Christian Clavier dans Napoléon (2002 – minisérie d’Yves Simoneau), Rod Steiger dans Waterloo (1970 – Serguei Bondartchouk) et Philippe Torreton dans Monsieur N. (2002 – Antoine de Caunes). Et notre bon Joaquin Phoenix dans tout cela ? Il n’arrive qu’en 28e position. Loin derrière Marlon Brando (Désirée, 1954) ou Patrice Chéreau (Adieu Bonaparte, 1985)…
En le qualifiant tour à tour de guerrier, empereur, général, génie, rebelle et tyran (sur les affiches et la bande-annonce), Ridley Scott, en somme, lui met la pression. Mais Phoenix, forcément, devait savoir à quoi il s’exposait en prenant en charge un personnage tellement plus grand que nature et dont la complexité demeure évidente. Mais le comédien a tellement de métier qu’il pouvait faire face.
Pour Ridley Scottt (85 ans), Napoléon est une affaire au long cours. Il songeait depuis longtemps à consacrer une fiction à un personnage qui le fascine depuis Les duellistes (1977), son premier long-métrage. Alors qu’il atteint son 28e film, c’est donc chose faite. Mais le cinéaste britannique a tardé, a-t-il confié, cette fois, au Monde, que monter un drame historique n’est pas une sinécure. « Le public est de plus en plus stupide. Tous ces films de superhéros, quand est-ce que ça s’arrêtera, bon sang ? Les gens ne veulent pas d’une leçon d’histoire. Il faut leur proposer un récit centré sur des personnages… »
C’est, ici, chose faite. Pour l’Histoire, il ne faut pas être (trop) regardant. Ainsi la première apparition de Napoléon Bonaparte dans le film n’a rien d’historique. Le jeune officier assiste, en octobre 1793, au milieu d’une foule vociférante sur la (future) place de la Concorde, à l’exécution de la reine Marie-Antoinette. De fait, à ce moment-là, Napoléon se trouve à Toulon pour en faire le siège et chasser les navires britanniques du port… Le visage maculé de sang, il sera promu général de brigade.
Bien sûr, Scott « respecte » tant Austerlitz que la campagne de Russie ou Waterloo. Mieux encore, en fin spécialiste, il se régale à mettre en scène des batailles aussi homériques que terrifiantes. Austerlitz, c’est le stratège à l’oeuvre, jouant sa partie avec un génie indéniable. La campagne de Russie, c’est la rencontre avec un adversaire qu’il ne connaît pas, en l’occurrence le général Hiver mais aussi avec un tsar capable de mettre lui-même le feu à Moscou. Quant à Waterloo, c’est une bataille « pour la patrie et la gloire ». Tandis que la pluie s’abat sans discontinuer et transforme le champ de bataille en bourbier, c’est « le match de trop » face aux Anglais de Wellington et aux Prussiens de Blücher pour un empereur, revenu au pouvoir trois mois plus tôt, et trop éprouvé par la maladie…
Sur le bateau qui l’emporte vers Sainte-Hélène, son ultime exil, il confie à de jeunes aspirants anglais fascinés : « Je reconnais mes erreurs. Mais je n’en fais jamais ».
Le Napoléon de Ridley Scott, c’est une aventure intime plus qu’historique. Celle d’un homme de pouvoir dont le talon d’Achille est une femme. Cette femme, c’est Joséphine de Beauharnais, née Marie Josèphe Rose Tascher de La Pagerie dans une famille de Békés de la Martinique. Epouse d’un noble victime de la Révolution française et exécuté sous la Terreur, elle va croiser Napoléon dans les salons parisiens et devenir son épouse de 1796 à 1809. Avant de vivre cruellement son divorce pour cause d’incapacité à donner un héritier à la… France. Lors du Bal des victimes de 1794, Napoléon observe une femme. « Pourquoi me fixez-vous ? » La veuve aristocrate, au décolleté avantageux, plante ses yeux dans ceux d’un homme d’emblée et définitivement sous le charme. J’aspire, dit-il, au plaisir de votre compagnie… Pour la vérité historique, on l’ignore, mais Joséphine lui ouvre ses cuisses et l’invite à regarder : « Vous ne pourrez plus vous en passer ! » Napoléon ne se le fait pas dire et culbute allègrement la belle coquine. Ridley Scott nous montre alors un Napoléon qui, quoi qu’il fasse, est toujours sous l’emprise de Joséphine. Et s’éloigne-t-il pour s’occuper des affaires de la patrie, il ne cesse de lui adresser des propos enflammés. Du pied des pyramides qu’il fait bombarder (erreur historique), il écrit : « Mes victoires me semblent dérisoires car elles me tiennent éloignées de vous ! » Même lorsqu’il aura officiellement rompu avec Joséphine, non sans quelques échanges brutaux (« Ton ventre est vide ! » Elle : « Le tien est gras ! ») il n’aura de cesse de fondre pour elle… Même après avoir épousé Marie-Louise d’Autriche qui lui donnera l’héritier tant attendu qu’il ira mettre, à la Malmaison, dans les bras de Joséphine…
Si l’on suit Ridley Scott, c’est parce qu’il apprend que Joséphine est très malade que Napoléon décide de revenir de son exil sur l’île d’Elbe. Rentré en France, l’empereur parvient à reprendre le pouvoir, ralliant sur son chemin les soldats que le nouveau roi Louis XVIII avait envoyé pour l’arrêter. À son arrivée à Paris, Hortense de Beauharnais lui apprend malheureusement le décès de sa mère Joséphine.
Pour incarner Joséphine, le cinéaste britannique a choisi sa compatriote Vanessa Kirby (elle fut la princesse Margaret dans la série The Crown) qui campe avec grâce une aristocrate aguicheuse doublée d’une femme courageuse et forte. « Tu n’es rien sans moi ! » lance-t-elle à son amoureux transi.
Ridley Scott retrouve, avec Joaquin Phoenix, celui qui fut l’empereur Commode dans Gladiator (2000). Le comédien de 49 ans cultive un profil marmoréen pour faire de son Napoléon, un personnage de peu de mots, peu expansif sauf lorsqu’il s’agit d’honorer sa femme. A bout de souffle, parfois les larmes aux yeux, querelleur… Ah, le voyou corse que les familles royales d’Europe détestaient… L’interprète extraordinaire de Walk the Line, The Yards, La nuit nous appartient ou Joker semble, ici, un peu en-dessous de ce qu’il est capable de jouer. Mais le regard de son Napoléon sur les champs de bataille est bien celui d’un stratège militaire qui sait porter précisément les coups qu’il faut.
A Sainte-Hélène, il serait mort en prononçant les mots « France – Armée – Joséphine ». Ridley Scott achève son film en alignant, sur fond noir, les milliers de morts des batailles napoléoniennes… Tout d’un coup, la version originale semble étrange avec l’enfant d’Ajaccio parlant la langue de Wellington !
NAPOLEON Drame historique (USA – 2h38) de Ridley Scott avec Joaquin Phoenix, Vanessa Kirby, Tahar Rahim, Ben Miles, Matthew Needham, Ian McNeice, Rupert Everett, Paul Rhys, Tim Faulkner. Dans les salles le 22 novembre.