King contre le peuple Osage
Parmi les toutes premières images du nouveau Scorsese, il y a un ralenti très chorégraphique sur des corps nus et couverts de coulures sombres qui dansent, comme pris de folie. Cette transe, c’est celle du pétrole. L’or noir qui a changé complètement et même définitivement la vie du peuple Osage.
Principalement installés dans le comté d’Osage en Oklahoma, les Osages sont des descendants de peuples autochtones qui étaient en Amérique du Nord depuis des milliers d’années. Ces Amérindiens ont dû quitter leurs terres originelles des vallées de l’Ohio et du Mississippi pour les États du Kansas et du Missouri jusqu’à finalement s’installer (sur ordre du gouvernement américain qui l’oblige à l’acheter) sur une terre dite indienne encore plus à l’Ouest, en Oklahoma. Après la découverte de pétrole sur leur territoire en 1894, les Osages deviennent extraordinairement riches car ils conservent leurs droits sur le sol et louent les gisements à des promoteurs. Des spéculateurs avides se ruent alors sur la région. Ils cherchent à profiter des Osages dans les villes champignons qui surgissent un peu partout et avec l’autorisation explicite du gouvernement américain de l’époque.
Dans la longue histoire de ce peuple indien, Martin Scorsese a focalisé son récit sur une série de meurtres d’Osages au cours des années 1910-1930. Une période décrite par les journaux comme le « règne de la terreur » marquée par un nombre élevé de crimes non résolus. Une soixantaine ou plus d’Osages riches auraient été tués de 1918 à 1931 et des enquêtes ont montré que d’autres décès suspects au cours de cette période auraient pu être mal signalés ou dissimulés, y compris ceux d’héritiers de fortunes futures.
C’est en s’appuyant sur Killers of the Flower Moon: The Osage Murders and the Birth of the FBI, l’ouvrage du journaliste-écrivain américain David Grann (paru en France en 2019 sous le titre La note américaine et sorti en Pocket) que Scorsese a développé ce qui pourrait s’apparenter à un western, genre cinématographique éminemment américain que le réalisateur de Taxi Driver a souvent voulu traiter sans jamais passer à l’acte. Voilà donc qui est fait avec une tragédie crépusculaire qui n’est pas sans évoquer aussi certaines œuvres de Clint Eastwood.
Mais, ici, Martin Scorsese se repose sur des faits réels. Nous sommes en 1921. Le peuple Osage roule sur l’or noir. Une fortune qui attire évidemment la convoitise de Blancs peu recommandables qui intriguent, soutirent et volent autant d’argent Osage que possible avant de recourir au meurtre…
Dans les rues de Fairbanks, l’effervescence règne. La rue principale sert de piste à des courses de voitures… Les affaires vont bien et, à la gare, les ouvriers en quête d’embauche dans les compagnies pétrolières, descendent en nombre des trains. Les Osages, eux, apparaissent comme des bourgeois satisfaits qui se déplacent dans des véhicules conduits par des chauffeurs blancs tandis que, dans leurs belles demeures, les servantes sont blanches aussi… De quoi alimenter un sourd ressentiment, pour ne pas dire une vraie haine, contre ces nantis qui plastronnent un peu trop au goût des « petits blancs ».
Parmi ceux qui descendent des trains, voilà Ernest Burkhart. Il revient de la Grande guerre où il a été blessé au ventre. Ce type qui ne semble pas bien fûté vient retrouver son oncle William Hale dit « King », un éleveur qui aime à se présenter comme un grand ami des Osages. King met son neveu, réputé être un chaud lapin, en garde contre les charmes des belles Osages. De fait, alors qu’il lui sert régulièrement de chauffeur, Ernest va tomber sous le charme de Mollie. Avec ses sœurs Anna, Reta et Minnie, elles aiment, sous le regard las de Lizzie, leur mère, à « chauffer » les garçons tout en n’étant absolument pas dupes de leurs intentions. Ces gars-là en veulent surtout à leur fortune… Ce qu’elles ignorent, c’est que leur vie même est en péril.
Dans une fresque haletante malgré sa durée, Scorsese emporte donc le spectateur dans une vertigineuse et morbide descente aux enfers autour de deux personnages, l’un maléfique, l’autre tristement suiveur. D’un côté, King, vieux monsieur doucereux et aux mots policés qui cache un vrai fauve mafieux déterminé à s’emparer des terres et de la richesse, reposant sur de lucratives redevances annuelles des Osages. De l’autre, Ernst, bas du front, que King manipule constamment, l’amenant à commettre les pires vilenies. On songe ainsi au « traitement » qu’il accepte d’administrer à Mollie pour soigner son diabète. Et puis, lorsqu’Ernst ne marche pas droit, King le punit comme dans ce temple maçonnique où, au milieu du pavé mosaïque, le neveu est penché sur l’autel des serments (qu’on vient de débarrasser du volume de la loi sacrée) et reçoit un triple et douloureux châtiment !
Killers of the Flower moon est quasiment un catalogue de toutes les saloperies infligées à des Osages presque résignés. Et lorsqu’ils se rendent en délégation à Washington pour demander au président Coolidge de les entendre, sur place, la corruption s’emballe. Il faudra attendre l’enquête menée par les fédéraux du Bureau of Investigation (le futur FBI) pour que le voile commence à se lever sur les turpitudes criminelles d’un Hale qui ira jusqu’à programmer la mort de Mollie.
En s’inspirant comme souvent de faits de société réels (ce fut le cas, par exemple, dans Casino ou Raging Bull), Scorsese pose un regard sans fard sur la violence qui gangrène son pays mais aussi sur la notion d’échec et la place qu’elle occupe dans la vie d’un personnage. Dans une ultime séquence (l’enregistrement en public de l’émission de radio True Crimes) qui inscrit bien son propos dans cette vision de la société américaine, Martin Scorsese lui-même, lit l’avis de décès de Mollie (la touchante Lily Gladstone). Où il n’est jamais question de meurtre.
Enfin, Killers… réunit, à nouveau, deux comédiens légendaires du cinéaste : Leonardo DiCaprio (Ernst) et Robert de Niro (King) dont le sourire carnassier est glaçant. A 80 ans et pour sa dixième collaboration avec son ami de Little Italy, le grand Bob livre, dans une retenue et une nuance magnifiques, un formidable spectacle !
Présenté au festival de Cannes (et salué par une standing ovation de neuf minutes), Killers… sort maintenant en salles avant une diffusion sur Apple TV+, productrice du film avec Paramount. Comme, en 2019, son avant-dernier film The Irishman était « resté » sur Netflix, l’occasion est belle de savourer le dernier Scorsese sur grand écran. Il ne faut pas s’en priver !
KILLERS OF THE FLOWER MOON Drame (USA – 3h26) de Martin Scorsese avec Robert de Niro, Leonardo DiCaprio, Lily Gladstone, Jesse Plemons, John Lithgow, Brendan Fraser, Tatanka Means, William Belleau, Scott Sheperd, Louis Cancelmi, Jason Isbell, Cara Jade Myers, Janae Collins. Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs. Dans les salles le 18 octobre.