Avec Aki, la solitude s’évanouit
Diantre que la vie est triste en Finlande. Pire que chez nous ? C’est une autre histoire… D’entrée, la caméra de Kaurismaki se plante dans un supermarché sans âme (en ont-ils seulement une?) et elle glisse sur un chariot bourré de gros morceaux de viande sous vide. Pas follement appétissant. Dans les rayons, une employée empile des produits. Elle avise un emballage, vérifie l’étiquette et en place une autre par-dessus… Dans le vestiaire, l’employée enfile un petit imper bleu pâle. « A demain ! » lance une collègue. La femme rentre chez elle. La ville, la nuit. Un petit appartement aux murs bleus avec un canapé rouge. Une barquette dans le micro-ondes pour dîner. La barquette finira à la poubelle. La radio raconte la guerre en Ukraine, les frappes russes, les morts, les blessés, la maison de Serguei détruite et les larmes de Tatiana. La femme éteint la radio.
Sur un chantier, un homme en combinaison et casque intégral nettoie des pièces de métal. Il s’interrompt pour boire discrètement de l’alcool dans une petite fiasque. Plus tard, allongé sur son lit dans le dortoir de son usine, l’homme -on apprendra plus tard qu’il se nomme Holappa- lit une bande dessinée. « C’est karaoké. Nous sommes vendredi ». Huotari veut aller chanter dans un bar. Il est assez content de sa voix de baryton-basse. Holappa finit par se lever et emboîte le pas de son collègue…
Deux personnes solitaires se rencontrent par hasard une nuit à Helsinki et chacun tente de trouver en l’autre son premier, unique et dernier amour. Mais la vie a tendance à mettre des obstacles sur la route de ceux qui cherchent le bonheur. C’est ainsi qu’Aki Kaurismaki résume son dernier opus, le 19e d’une filmographie marquée par de véritables pépites. On songe ainsi à La vie de bohème (1992), Au loin s’en vont les nuages (1996), Juha (1999), L’homme sans passé (2002), Les lumières du faubourg (2006), Le Havre (2011) ou L’autre côté de l’espoir (2017), des œuvres souvent présentées en sélection officielle à Cannes, un festival qui a beaucoup fait pour la notoriété internationale du cinéaste de 66 ans. En 2017, après De l’autre côté…, il avait annoncé sa retraite. Pour notre plus grand bonheur, il a choisi d’en sortir pour donner le dernier volet de sa trilogie du prolétariat entamée en 1986 avec Ombres au paradis et poursuivie en 1990 avec La fille aux allumettes.
C’est en effet deux solides prolétaires que Les feuilles mortes suit avec une attention toujours empreinte de tendresse et d’empathie. Comme à son habitude, le cinéaste semble se tenir, non pas à bonne distance mais à une distance pudique, comme pour ne pas empiéter sur l’existence de personnages qu’il observe avec un soin d’entomologiste. Ainsi, ces êtres fragiles, sous une carapace presque mutique, nous deviennent complètement familiers. On entre ainsi, à leur suite, dans des univers professionnels sans grâce et dans des moments intimes sans joie. Et la radio raconte encore la guerre en Ukraine, les frappes russes, les morts, les blessés, la maison de Serguei détruite et les larmes de Tatiana…
Ansa, la femme, sera virée sans préavis, de son supermarché. Elle a été vue par un vigile (« Tu iras loin… » lui lance-t-elle) mettre un sandwich périmé dans son sac à main. Holappa est licencié parce qu’il est surpris en train de boire sur les chantiers. Il est vrai que l’on boit énormément dans les films de Kaurismaki.
Non sans humour, le Finlandais observe : « Même si j’ai acquis aujourd’hui une notoriété douteuse grâce à des films plutôt violents et inutiles, mon angoisse face à des guerres vaines et criminelles m’a enfin conduit à écrire une histoire sur ce qui pourrait offrir un avenir à l’humanité : le désir d’amour, la solidarité, le respect et l’espoir en l’autre, en la nature et dans tout ce qui est vivant ou mort et qui le mérite. »
Ansa et Holappa se sont croisés dans le bar-karaoké. Ils se sont regardés. L’une et l’autre ont pensé que, peut-être, un avenir pouvait s’ouvrir à eux.
Une séance de cinéma où ils ont vu et apprécié The Dead don’t Die, l’hommage, en 2019, de Jim Jarmush aux films de zombies, les réunit un peu plus. A la sortie, un spectateur considère que le film lui a fait songer au Journal d’un curé de campagne de Robert Bresson. Un autre, plutôt à Bande à part de Jean-Luc Godard. Pour Ansa, c’est surtout le moment de confier son numéro de téléphone à Holappa. Mais celui-ci perd le bout de papier sur lequel était griffonné le précieux sésame. Ansa attendra un appel qui ne viendra pas. Et Holappa reviendra régulièrement attendre devant le cinéma Ritz. Mais ces deux solitudes réussiront cependant à se reconnecter…
C’est un Kaurismaki presque optimiste qui signe, avec Les feuilles mortes, une œuvre où deux êtres semblent seuls, voire étrangers au monde, filmés en plan fixe, frontalement, dans des décors souvent composés de grands à-plats colorés. Ah, qu’ils sont touchants, ces deux-là assis aux deux extrémités d’un canapé rouge vif. Le réalisateur a confié les personnages à Jussi Vatanen, l’un des comédiens les plus connus de Finlande et à la blonde Alma Pöysti qui prend très bien la relève de Kati Outinen, la muse kaurismakienne…
Enfin un Kaurismaki ne serait rien sans la musique. Et sans un (indispensable) chien pour atténuer la solitude des humains. Alors, on entend du rock évidemment mais aussi Carlos Gardel, un Lied de Schubert, une version finnoise de Mambo italiano ou la chanson de Prévert qui donne son titre au film.
Le metteur en scène multiplie aussi les clins d’oeil à ses références et ses passions cinéphiliques mais prévient : « Je tire au passage mon trop petit chapeau à Bresson, Ozu et Chaplin, mes divinités domestiques. Je suis cependant le seul responsable de cet échec catastrophique. » On y ajoutera Brève rencontre de David Lean, Pierrot le fou et Le mépris de JLG, Fat City de Huston ou Rocco et ses frères de Visconti.
La fin des Feuilles mortes est un bijou. Rescapé d’un accident de train qui l’a laissé un bout de temps dans le coma, Holappa retrouve Ansa. Ensemble, sur une vaste esplanade, on les voit, de dos, s’éloignant vers la lumière… Chaplin-Kaurismaki, même combat. Celui des opprimés contre le monde.
LES FEUILLES MORTES Comédie dramatique (Finlande – 1h22) d’Aki Kaurismaki avec Alma Pöysti, Jussi Vatanen, Janne Hyytiäinen, Nuppu Koivu. Dans les salles le 20 septembre.