L’intrus, l’amoureux, l’enquêtrice et l’inadaptée
THEATRE.- Sur la scène d’un théâtre parisien, trois comédiens jouent Le cocu, une pièce de boulevard, devant un public plutôt clairsemé. Le texte n’est pas très bon. Et c’est un euphémisme. Les comédiens le donnent mollement, sans y croire. C’est alors que se produit l’inconcevable. Dans les rangées, un type se lève et interrompt le spectacle. Il se prénomme Yannick, vit à Melun et est veilleur de nuit dans un parking. Il a pris un congé pour venir au théâtre. Pour ce faire, il a fait près d’une heure de transport en commun et de marche à pied. Alors, il le dit tout de go. Il n’aime pas la pièce. Il est venu pour se divertir, se changer les idées, oublier un quotidien sans joie. Et quoi ? On lui casse le moral comme jamais. Sur la scène, les trois comédiens sont bouchée bée. Ils se demandent quoi faire, comment réagir. Car le « Monsieur, ça ne se fait pas », lancé par la comédienne, est bien insuffisant pour empêcher Yannick de se (dé)livrer complètement…
Décidément, Quentin Dupieux est l’un des cinéastes les plus surprenants du cinéma français. D’abord, parce qu’il fait des films courts, ensuite parce qu’il en réalise beaucoup et enfin et surtout parce qu’il réussit, à chaque fois, à être parfaitement original. On en était resté à Fumer fait tousser, sorti en novembre 2022, gros délire sur cinq justiciers de la Tabac Force. Et revoilà Dupieux (qui a déjà fini Daaaaaali, sur la rencontre d’une journaliste et du fameux moustachu de Cadaquès) avec ce qui apparaît comme son film le plus… normal. Yannick (France – 1h04. Dans les salles le 2 août) est une pure comédie qui a le mérite de poser la question du spectacle et du public. Et oui, si le public, à l’instar de Yannick, décidait d’intervenir, de donner son avis, de proposer sa propre vision des choses. Bien sûr, Yannick a des arguments « frappants » mais il va contraindre les comédiens, et en premier chef, Paul Rivière, à franchir un seuil, passer un cap, péter lui-même gravement les plombs. Tout cela est intense, rapide, efficace et très drôle. Comme toujours, les comédiens sont bien servis par un cinéaste qui leur peaufine des dialogues de qualité. Ici, Pio Marmaï, Blanche Gardin et Sébastien Chassagne se régalent. Le cinéaste a écrit Yannick pour le plaisir de diriger Raphaël Quenard, également à l’affiche dans Sur le sable (voir ci-dessous), et auquel il permet une composition mémorable. Voilà un comédien qu’on va revoir souvent. Avec sa diction si particulière, Quenard est simplement brillant. On se régale de ce nouveau Dupieux!
PASSION.- Une superbe villa, au bord de la mer… Début des années 70. C’est là que la famille Carrera passe ses vacances. Ce soir-là, les parents sortent dîner avec des amis. Leurs grands enfants, Marco, Giacomo et Irène, restent à la maison. Giacomo, l’alcool aidant, est effondré sur le sofa. Irène, qui souffre de problèmes mentaux, écoute de la musique. Marco, lui, doit retrouver discrètement Luisa, une jeune Française dont il est tombé amoureux. C’est un amour qui ne sera jamais consommé mais qui ne s’éteindra jamais… Mais, cette nuit-là, la tragédie survient…
Réalisatrice d’une douzaine de longs-métrages dont Demain (2001) qui observe le quotidien d’une famille d’un village d’Ombrie touché par le tremblement de terre de 1997, Francesca Archibugi adapte, avec Le colibri (Italie – 2h06. Dans les salles le 2 août), le best-seller éponyme de Sandro Veronesi paru en 2019. Au centre du livre comme du film, apparaît le personnage-pivot de Marco Carrera. « Pour moi, dit la cinéaste, c’est un homme qui a un problème, non pas de courage, mais d’intégrité, de rectitude morale. Il crée le désastre en voulant le bien. Il n’est pas en capacité de comprendre la portée de ses actes : on ne peut pas conserver en soi, comme prisonnier d’un coffre-fort ou d’un donjon, un tel sentiment amoureux, sans que cela mène à la catastrophe. Inconsciemment, sans le vouloir, il créé un désastre mais il se dédie aux autres, reste debout à l’intérieur du drame et des relations compliquées qu’il a avec le monde qui l’entoure. »
Présenté en avant-première aux Rencontres du cinéma de Gérardmer en avril dernier, Il Colibri (référence au petit oiseau qui dépense toute son énergie à demeurer sur place) est un grand mélodrame dont le récit détaille, à travers la vie conjugale, entre Rome, Florence et la Toscane, de Marco avec Marina et Adèle, leur fille, un mäelstrom d’émotions qui passent d’une époque à l’autre… Lorsque Daniele Carradori, un psychanalyste qui suit une Marina sérieusement atteinte, déboule dans le bureau de Marco pour l’interroger longuement sur Luisa, les pièces du puzzle, doucement, s’assemblent. Les lieux sont souvent les mêmes, les visages, les tenues, les coupes de cheveux changent… Si le récit anti-chronologique, tout en sensations émouvantes, peut dérouter, Le colibri vaut cependant pour son interprétation. Entouré de Bérénice Béjo (Luisa), Kasia Smutniak (Marina) ou de Nanni Moretti (un Carradori très deus ex-machina), l’excellent Pierfrancesco Favino campe un homme qui explose de désir contenu. Le sexe, c’est le désordre et il ne rêve que d’ordre. Cependant, lors d’une soirée de poker, Marco va comprendre qu’il n’est pas obligé de suivre les règles du jeu…
BRETAGNE.- Les vastes plages de Bretagne sont superbes et le ciel breton possède des couleurs uniques… Mais, au ras du sol, c’est une puanteur mortelle qui règne lorsque les algues vertes s’accumulent puis se décomposent, dégageant du sulfure d’hydrogène, un gaz toxique et potentiellement mortel à forte dose… Jeune journaliste de radio, Inès Léraud est frappée par plusieurs morts suspectes (d’un conducteur de camion-benne à un joggeur retrouvé mort dans une vasière dans la baie de Saint-Brieuc) et décide d’enquêter… Pour ce faire, elle s’installe, avec sa compagne, dans un petit village des Côtes d’Armor. Bientôt, la jeune femme constate, à travers ses rencontres mais aussi à travers des refus parfois violents, la fabrique du silence qui entoure un désastre écologique et social. Même, face aux pressions et aux tentatives d’intimidation, Inès Léraud est bien déterminée à lever le voile sur l’omerta régnant dans une partie non négligeable du monde agricole breton…
C’est en 2019 que la journaliste publie la bande dessinée Algues vertes, l’histoire interdite, un album qui détaille le rôle de l’agriculture intensive bretonne, notamment les élevages de porcs qui produisent du lisier, lequel fait proliférer les algues de manière déraisonnable. Avec Les algues vertes (France – 1h47. Dans les salles le 12 juillet), Pierre Jolivet met en scène l’enquête de l’opiniâtre journaliste d’investigation et lui donne le ton d’un bon thriller engagé autour d’un pugnace personnage de lanceuse d’alerte. Ce faisant, le réalisateur de Fred (1997), En plein coeur (1998) ou La très très grande entreprise (2008) nous donne à voir comment le silence et plus encore la fabrique du mensonge fonctionne autour d’élus coincés par les puissants syndicats agricoles et surtout par les lobbies de l’agroalimentaire… Et, grâce au jeu plein de nuances de Céline Sallette, une comédienne que l’on voit trop peu, Jolivet amène le spectateur à s’interroger sur les impasses d’une agriculture de type productiviste : celle-là même qui a fait de la Bretagne une région prospère et de la France une grande puissance agro-industrielle, mais dont les conséquences environnementales et sociales sont devenues insoutenables.
COMEDIE.- Elle ne va pas très fort, la pauvre Mimi ! A 30 ans, elle se demande toujours ce qu’elle pourrait faire quand elle sera grande. Elle pousse la porte d’un cabinet d’avocats mais Claire Bloch, avocate plutôt surmenée, n’a rien à lui proposer, sinon lui confier le soin d’aller récupérer un dossier au domicile de Paul, son ex-associé… La rencontre de Mimi et de Paul va faire des étincelles. Et lorsqu’il va s’agir de défendre Christophe Ajame, actuellement en détention, les choses vont partir en vrille, d’autant que Mimi tombe amoureuse de Christophe. Paul, lui, voudrait bien tourner la page mais Mimi bouscule l’existence d’un type au bout du rouleau, traqué notamment par deux harpies…
Marie Garel-Weiss signe, avec Sur la branche (France – 1h31. Dans les salles le 26 juillet), son second long-métrage. Estimant que « tout le monde finalement avance en dehors des clous », la cinéaste se dit fascinée « chez les schizophrènes, les bipolaires, les dyslexiques ou tout autre profil que la société accueille difficilement ou pas du tout (…) par leurs capacités compensatoires hors du commun, que je considère comme des dons ». De là, la réalisatrice a imaginé une fiction qui fait la part belle à un premier personnage, celui de Mimi, qui va au bout de ses obsessions et est totalement acceptée pour ce qu’elle est, alors que dans la vie, elle aurait probablement été vouée à l’enfermement. Assoiffée d’absolu, Mimi a compris qu’elle n’y arriverait pas de la même façon que les autres. Avec le personnage de Paul, c’est un second inadapté de la vie qui entre dans la sphère, à la fois jubilatoire et angoissante, de Mimi. On devine bien le potentiel de comédie qu’il y a dans ce sujet. Même si la cocasserie est parfois au rendez-vous, le film manque singulièrement de rythme et, in fine, on n’entre jamais vraiment dans ce mélange d’enquête et de comédie romantique. Et pourtant les comédiens s’en donnent à coeur-joie. Daphné Patakia, vue naguère dans le Benedetta de Verhoeven, est une Mimi barrée à souhait. Benoît Poelvoorde est au diapason.