Un été pour deux bombes
Magique ! Les salles obscures sont confortablement garnies alors que l’été bat son plein. Un été, certes, entre soleil et orages. Mais ce n’est pas uniquement la pluie qui pousse les spectateurs vers les grands écrans. De fait, deux films boostent actuellement la fréquentation. Ce ne sont pas les attendus Indiana Jones et Mission impossible qui génèrent cet afflux dans les salles. Bien sûr, Indy et Ethan Hunt ont leurs supporters et ils étaient au rendez-vous dès le 28 juin pour le premier et le 12 juillet pour le second (voir les critiques sous Films). Pourtant, plus que ces blockbusters spécialement formatés, ce sont deux œuvres de cinéastes américains considérés comme des auteurs (même si à Hollywood, cette notion demeure floue) qui crèvent l’écran ! Rendez-vous avec Greta Gerwig et Christopher Nolan…
PEURS.- « Ton regard dépasse le monde dans lequel on vit » C’est l’un de ses proches amis qui lance ce propos à Robert Oppenheimer. Au mitan des années vingt, ce fils d’une famille juive fortunée de New York étudie à Cambridge sous la houlette de l’exigeant physicien expérimentateur anglais Blackett. Mais les nuits du jeune homme sont traversées de cauchemars au point qu’il envisage même de supprimer son mentor. Après un passage par l’université allemande de Göttingen, « Oppie » est de retour aux Etats-Unis où, du côté de la prestigieuse université de Berkeley, il s’applique à développer ses recherches sur la physique quantique… C’est en 1942, peu après l’entrée en guerre des USA que l’existence d’Oppenheimer bascule. Le général Leslie Groves le recrute pour diriger le projet Manhattan. Il s’agit de développer la première bombe atomique de l’Histoire. Et « Oppie », qui sait pertinemment ce que les Juifs subissent dans l’Allemagne hitlérienne, est particulièrement motivé pour devancer les nazis sur leur programme d’armes nucléaires en cours…
Douzième long-métrage de Christopher Nolan (le natif de Londres a été révélé en 2000 par Memento), Oppenheimer (USA – 3h01. Dans les salles le 19 juillet) s’inscrit pleinement dans la veine du biopic. Force est de reconnaître que Nolan tient avec Julius Robert Oppenheimer (1904-1967) un personnage d’exception ! Car celui qui est régulièrement désigné comme « le père de la bombe atomique » est présenté, ici, comme un être hanté et dévoré par les questions, les doutes, les peurs.
« Je voulais, dit le cinéaste, plonger le spectateur dans l’esprit et la vie d’un être qui s’est retrouvé à l’épicentre des plus grandes mutations de l’histoire. Qu’on le veuille ou non, J. Robert Oppenheimer est la personne la plus importante qui ait jamais vécu. Il a façonné le monde dans lequel nous vivons, pour le meilleur et pour le pire. Et il faut se plonger dans son parcours pour y croire ».
Avec le souci de toujours repousser les limites de la narration cinématographique pour raconter des histoires grandioses, Nolan a exploré les rêves autour d’un braquage dans l’énigmatique Inception avant d’entraîner le spectateur dans un périple psychédélique avec l’odyssée spatiale Interstellar.
Dunkerque lui a permis de démultiplier les points de vue et de jouer sur le rapport au temps dans la tentative de soldats pour survivre à l’horreur déshumanisante de la guerre.
Avec Oppenheimer, Nolan donne, peut-être, son film narrativement le plus limpide (bien sûr, il ne faut pas, pour le commun des mortels, tenter de percer les mystères de la physique quantique !) et en même temps celui qui dégage le plus d’émotions. Car le trajet d’Oppenheimer, autour de la bombe A, marque l’apothéose de l’ingéniosité humaine (l’innovation dans d’innombrables domaines scientifiques et technologiques fut au rendez-vous) mais aussi une course aux armements aux conséquences dévastatrices qui ont fait naître une nouvelle peur existentielle.
En cela, le personnage d’Oppenheimer (le cinéaste met aussi en exergue son goût pour les femmes) est passionnant et… troublant. Dans les semaines qui ont précédé l’essai Trinity, « Oppie » et son équipe prennent conscience qu’en appuyant sur le bouton et en déclenchant cette première bombe, il subsiste l’infime possibilité qu’elle embrase l’atmosphère et anéantisse toute la planète… Sans aucun principe mathématique ou théorique sur lequel ils pouvaient se reposer pour exclure totalement cette possibilité, aussi infime soit-elle, ils ont pourtant appuyé sur le bouton…
En s’appuyant sur une remarquable distribution dominé par un Cillian Murphy volontiers halluciné, Nolan mène à bien une œuvre qui, de manière non-linéaire, évoque les années de formation, le rendez-vous dans le laboratoire secret de Los Alamos au Nouveau Mexique puis l’audition de sécurité en 1954, dans un contexte de maccarthysme débridé, déterminée à montrer qu’Oppenheimer était communiste. Cette partie, dans sa durée, constitue quasiment un film « à part entière » alors que l’audition parlementaire de Lewis Strauss, politicien américain et figure marquante du développement du nucléaire aux USA, est presque un… autre film. Mais, au final, Oppenheimer est une œuvre remarquable sur un monde sans retour en arrière. Hiroshima et Nagasaki sont passés par là…
MATRIARCAT.- Parallèlement au monde réel, il existe Barbieland, un monde rose et parfait où les poupées Barbie vivent joyeusement, persuadées d’avoir rendu les filles humaines parfaitement heureuses. Mais un jour, Barbie stéréotypée commence à se poser des questions… Qu’en est-il de la mort ? De ces pensées morbides à l’idée de se frotter au monde humain, il n’y a qu’un pas. Et d’ailleurs, à son grand désarroi, Barbie constate que la plante de ses pieds, habituellement cambrée dans ses escarpins à hauts talons, repose platement au sol. Sur les conseils d’une Barbie bizarre, une paria défigurée, Barbie, désormais « perturbée », s’en va dans le monde réel pour tenter de retrouver la fille à laquelle elle appartenait afin de pouvoir retrouver sa perfection. Dans sa quête, elle est accompagnée par un Ken fou amoureux d’elle qui va également trouver un sens à sa vie dans le monde réel…
Dans le monde matriarcal de Barbie (USA – 1h55. Dans les salles le 19 juillet), toutes les poupées sont sûres d’elles, autosuffisantes et heureuses comme en attestent leurs éternels sourires. Alors que leurs homologues Ken passent leurs journées à se livrer à des activités balnéaires, les Barbie occupent tous les postes importants. Elles sont médecins, avocates, écrivaines, sirènes et même présidente. S’il n’est heureux qu’avec elle, Ken cherche une relation plus étroite mais Barbie n’en a cure, privilégiant son indépendance et des amitiés féminines.
Comédienne (Frances Ha en 2012 ou Maggie a un plan en 2015), scénariste et réalisatrice, la New-yorkaise Greta Gerwig réussit, ici, un joli coup en s’emparant de l’univers Mattel pour distiller une brillante comédie -délibérément mais savoureusement- féministe. Avec Noah Baumbach, son complice de toujours, la cinéaste casse joyeusement un univers aseptisé pour proposer une réflexion subtile -malgré le kitsch ambiant- sur la condition féminine. Autant dire que ce n’est pas un film pour les petites filles. On leur conseille évidemment les multiples versions d’animation.
Dans cette première production en prises de vues réelles autour de la licence Mattel (qui accepte, ici, de prendre quelques coups de griffe), les grands se régaleront d’un bel hommage, en ouverture, au 2001, odyssée de l’espace de Kubrick et d’une brève mais jubilatoire clôture où Barbie rejoint le monde des vraies femmes. Entre les deux, on plonge dans un univers régressif dégoulinant de rose mais dans lequel Barbie fait exploser tous les codes…
Poupée mannequin de 29 cm commercialisée à partir de 1959 par la société américaine Mattel, spécialisée dans les jeux et les jouets et de jeux , Barbie adopte la forme adulte, les cheveux blonds et le principe de Bild Lilli, la première poupée mannequin lancée en Allemagne un peu plus tôt. D’abord blonde aux cheveux longs et aux traits européens, Barbie a vu sa couleur de cheveux et son appartenance ethnique se diversifier dès 1967 et plus systématiquement à partir de 1980. A ce jour, il existe une Barbie pour à peu près tous les groupes ethniques du monde. En 1997, Mattel a vendu sa milliardième poupée Barbie. En 2009, malgré une forte baisse des ventes due à la concurrence, la poupée a généré plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires.
Pour porter son propos, Greta Gerwig a trouvé deux acteurs épatants. Applaudie dans Once Upon a Time… in Hollywood et Babylon, Margot Robbie se glisse avec aisance dans la peau de cette femme (im)parfaite. Quant à Ryan Gosling, le héros mutique de Drive, il est simplement désopilant en Ken blond et con au coeur d’une démolition radicale du patriarcat orchestrée par une cinéaste en verve.
Evidemment, il semble probable que les poupées Barbie vont, grâce au film, très bien se vendre. Mais ceci est une autre histoire…