Nanni Moretti fait son cinéma
Dans un quartier populaire de Rome, c’est la fête. Car désormais l’électricité illumine les appartements et les rues. Pour célébrer cette avancée, Ennio, rédacteur à L’Unita, l’organe de presse du Parti communiste italien (PCI), par ailleurs secrétaire de la section Antonio Gramsci, a invité les artistes hongrois du cirque Budavari à venir dresser leur chapiteau dans le quartier… On se rend compte alors que nous assistons à un tournage de film. En voix off, Giovanni, le réalisateur, raconte comment il a prévu d’orchestrer son film dont l’action se situe en 1956 aux heures sombres où une révolte populaire spontanée embrase Budapest, insurrection qui sera violemment réprimée par les chars et les troupes de l’Armée rouge soviétique…
On le devine sans peine, Giovanni, le cinéaste italien renommé, c’est bien entendu, Nanni Moretti lui-même. Le voici, véritable homme-orchestre d’une aventure artistique dont il fait et défait les contours… Car Giovanni a bien des soucis. Forcément avec la fabrication de son film mais aussi à cause de son couple en crise. Productrice depuis toujours des films de son mari, Paola consulte en cachette un psy. Car elle ne sait comment dire à Giovanni qu’elle est décidée à le quitter. Giovanni, lui, remarque surtout que Paola lui fait une « infidélité » en produisant le nouveau film d’un jeune réalisateur très porté sur le cinéma d’action. Et puis, son sémillant producteur français est au bord de la faillite. Quant à sa fille, elle délaisse ses parents pour fréquenter un amoureux, ambassadeur de Pologne à Rome, qui a le triple de son âge. Autant dire qu’entre une fille qui part de chez elle et une femme accrochée au téléphone pour mener à bien sa prochaine production, les rituels les plus intimes de Giovanni en prennent un coup. Ainsi la soirée télé en famille ! Bien installé sur son canapé, un plaid sur lui, Giovanni avait prévu de regarder Lola de Jacques Demy en famille en dégustant une glace gingembre-cannelle. Raté !
Décidément, tout semble jouer contre Giovanni. Toujours sur la corde raide, le metteur en scène va devoir repenser sa manière de faire s’il veut mener tout son petit monde… vers un avenir radieux.
Après Tre Piani (tourné en 2019 et sorti en 2021 pour cause de covid), agréable film choral sur les destins croisés de trois familles vivant dans un même immeuble, Moretti signe, ici, son quatorzième long-métrage et donne sa Nuit américaine, son Fabelmans ou son Huit et demi! Car Il sol dell’avvenire (titre original) est bien l’histoire d’un cinéaste dont la vie a toujours été rythmée par le cinéma et dont les films ont toujours accompagné sa propre vie.
Et Giovanni croit fermement à son nouveau projet. Il est convaincu qu’il est nécessaire de raconter l’histoire du Parti Communiste Italien de l’époque (ah, le jeune homme qui imagine que tous les communistes vivent forcément en Russie) et la façon dont le PCI a manqué l’occasion de se détacher de l’Union soviétique, pour enfin emprunter une voie indépendante. Mais aujourd’hui, plus personne ne se souvient de ces événements, le monde a changé et la manière de faire des films aussi. Alors que Giovanni est convaincu de réaliser un film politique, son actrice pense le contraire : selon elle, Giovanni tourne un film d’amour et ne s’en rend pas compte. Secrètement, Giovanni s’interroge : et si elle avait raison…
Avec Vers un avenir radieux, son neuvième film en compétition à Cannes (où il décrocha en 2001 la Palme d’or avec La chambre du fils), Moretti fait de Giovanni un double qui, bien que le monde qui l’entoure soit de plus en plus difficile à déchiffrer et à accepter, n’entend pas s’abandonner à une réalité décevante. Et surtout, il ne veut pas renoncer au rêve de pouvoir la changer. Si la vie et l’histoire ne le lui permettent pas ; le cinéma, qui par sa force et son énergie contagieuses transforme la réalité et rend le rêve possible, le lui permet…
Flirtant probablement avec l’envie de signer une… comédie musicale tant son film contient de chansons, voire de courtes chorégraphies, Moretti, tel qu’en lui-même, organise, ici, un allègre remue-ménage… « Je voulais, dit le cinéaste, que le film suive le flux des pensées et des émotions de Giovanni. Pour cela, tout en racontant une histoire (ou plutôt plusieurs histoires), j’avais besoin d’un scénario ample et libre, capable de contenir différentes couches, tonalités et styles. Le film traverse différentes crises puis les surmonte grâce au cinéma qui a le pouvoir magique de nous faire redécouvrir la légèreté et l’envie d’être heureux. Malgré tout. »
On passe donc du propre tournage en cours de Giovanni à quelques hommages, ainsi à Fellini et à son goût du cirque (Moretti montre aussi des images de La dolce vita), à Demy (qui avait développé sa propre vision d’une comédie musicale à la française) sans oublier un rapide clin d’oeil à Scorsese. Et que dire de ce long moment savoureux où Giovanni s’invite sur le plateau du film d’action produit par sa femme… Il interrompt derechef une prise où un type doit froidement en abattre un autre pour disserter sur l’éthique de la représentation de la violence au cinéma ! Appelant à l’appui de sa thèse la séquence de Tu ne tueras point où Kieslowski filme, de manière insoutenable, l’assassinat d’un chauffeur de taxi par un jeune type…
Et puis il y a encore des notations loufoques comme la profonde aversion de Giovanni pour les… pantoufles. Seule exception admise : Aretha Franklin dans Les Blues Brothers ! Que dire enfin de la manière cruelle dont Moretti envoie Netflix dans les cordes. Son producteur français (Mathieu Amalric, bien allumé) a obtenu à Giovanni un rendez-vous avec les gens de Netflix qui pourraient s’intéresser à son film. En l’occurrence un jeune couple propre sur lui qui n’a qu’un argument à avancer : « Nous sommes vus dans 190 pays » et qui regrette que, dans le film, il n’y ait pas un moment What the fuck !
Vers un avenir radieux s’achève sur un grand défilé militant et joyeux avec cliques, fanfares et drapeaux rouges où passent tous les protagonistes du film, des invités de Moretti et le portrait de Léon Trotsky…
Pour Moretti, les espaces vides de la vie devraient toujours être remplis par le cinéma.
VERS UN AVENIR RADIEUX Comédie dramatique (Italie – 1h35) de et avec Nanni Moretti et Margherita Buy, Silvio Orlando, Barbora Bobulova, Mathieu Amalric, Zsolt Anger, Herzy Stuhr, Arianna Pozzoli, Valentina Romani, Terco Celio, Elena Lietti, Flavio Furno. Dans les salles le 28 juin.