Une fière libertine dans la couche royale
Johnny Depp est une star. Sur la Croisette, les fans l’applaudissent et scandent son prénom. Les groupies se pâment à l’idée de faire un selfie avec lui. Son autographe est recherché aussi. Dans le grand auditorium Lumière, pour la projection officielle, tonnerre d’applaudissements et standing ovation. Dans la salle des conférences de presse même, la star a droit à un accueil chaleureux. Et le bon Johnny peut même observer : « Lors des cinq, six dernières années, l’essentiel de ce que vous avez pu lire concernant ma vie est une fiction horrible. » Jeanne du Barry n’est pas une horrible fiction.
Tout commence en 2006 lorsque Maïwenn va voir au cinéma le Marie-Antoinette de Sofia Coppola. La cinéaste est fascinée chaque fois que le personnage de Jeanne campée par Asia Argento paraît sur l’écran. La cinéaste se souvient « Je me sens immédiatement en connivence avec elle, elle me manque dès qu’elle quitte l’écran. Jeanne du Barry me séduit car c’est une looseuse magnifique. Peut-être parce que sa vie a des similitudes avec la mienne, mais ce n’est pas la seule raison. »
Maïwenn tombe amoureuse de Jeanne et de l’époque. Une grosse biographie la renseigne. Le désir de faire un film sur elle est immédiat. Il sera contrarié pendant dix ans par un sentiment d’illégitimité de la part de la réalisatrice. Elle met en scène Le bal des actrices (2009), Polisse (2011), Mon roi (2015) et ADN (2020). À chaque fois qu’elle achève un film, elle revient à la biographie de Jeanne du Barry mais sans jamais parvenir à triompher de son complexe d’infériorité.
Voilà donc, désormais, qui est fait. Et avec quelle exposition ! L’ouverture de Cannes. Et, de fait, Maïwenn peut se prévaloir d’une certaine ressemblance avec cette Jeanne qui s’ingénie à bousculer les mœurs de la Cour. Dans une récente interview, ne disait-elle pas, que, lorsqu’elle était l’épouse de Luc Besson, le milieu du cinéma l’avait traitée avec beaucoup de condescendance et d’agressivité.
Avec Jeanne du Barry, la cinéaste se frotte à un genre fortement codifié, celui du film historique. Si elle transforme l’essai en matière de beauté des images, elle n’innove en rien. Pas de rupture pop comme dans le film de Sofia Coppola. Jeanne, à la Cour, ne porte pas de Converse. Jeanne du Barry est un luxueux Si Versailles m’était conté où Sacha Guitry aurait bénéficié de moyens techniques bien plus considérables qu’au mitan des années cinquante. Mais on peut souhaiter à Maïwenn le succès que connut le cher Sacha. Son Si Versailles… totalisa près de sept millions d’entrées…
Cela dit, la réalisatrice ne cherche pas du tout à brosser un tableau de la vie à la Cour de Louis XV. Ce qui l’intéresse -et elle a le mérite de s’y tenir de bout en bout- c’est le parcours d’une femme qui s’élève jusqu’au sommet du pouvoir royal tout en courant inexorablement à sa perte.
L’histoire de Jeanne Vaubernier vaut d’être contée. Et c’est une voix off qui en fait le récit. La première séquence du film montre une toute jeune fille pensive, voire rêveuse, qui pose, au milieu des champs, pour un peintre. Mais, née illégitime d’un moine et d’une cuisinière, Jeanne est ce que les croquants chers à Brassens nomment une fille de rien. Cette fille du peuple aura la chance de connaître Dumousseaux, un homme de bien qui lui apprend les usages, le bonheur des livres mais ne lui permet pas d’échapper à tous les prédateurs. Et Jean du Barry, charmeur et brutal, n’est pas l’un des moindres qui la poussera, moyennant finances, vers la couche de Louis XV.
Avec des lumières du directeur de la photo Laurent Dailland, qui font, selon les moments, penser aux éclairages de Barry Lyndon ou aux éclats profonds du rouge bergmanien, Maïwenn accompagne donc (non sans de bienvenues touches d’humour) cette Jeanne dont l’influent duc de Richelieu (Pierre Richard, excellent) organise la fameuse rencontre. Entre le monarque et la belle sortie du ruisseau, c’est l’inattendu coup de foudre. Là où le roi n’attendait qu’une nuit galante, voilà que s’ébauche une passion réciproque. Louis XV reprend soudain du plaisir à l’existence. Il ne peut plus se passer de Jeanne et décide, au grand dam de la famille royale, d’en faire sa favorite officielle…
On comprend aisément que Maïwenn ait été sensible à une trajectoire sulfureuse, à une existence liée à jamais au scandale, celui du corps prostitué, de la sexualité chèrement tarifée. Il y a là, à l’évidence, une riche matière romanesque. Mais, comme l’écrit l’historienne Cécile Berly, Jeanne du Barry dépassionne la favorite royale. Plus qu’un créature du scandale, la cinéaste humanise « une femme qui a dû sans cesse faire montre de volonté, de courage et d’ambition. En un siècle où les femmes ne peuvent accéder au pouvoir politique, le lit du roi est le lieu de passage obligé pour connaître une telle élévation sociale. Satisfaire les sens du souverain, ne serait- ce que pour un temps, garantit à une jeune femme d’être à l’abri du besoin et ce pour le reste de ses jours. »
Evidemment surprenant en roi de France, Johnny Depp s’empare, avec une force grave, de Louis XV. La star américaine d’Edward aux mains d’argent et Arizona Dream joue du silence et des regards plus que des mots. Taiseux, massif, Louis est un monarque qui paraît contraint par les usages de la Cour et qui ne trouve l’apaisement qu’auprès de Jeanne, même s’il est rattrapé par son côté sombre et ses petites maîtresses éphémères…
Avec forcément dans son esprit une vision du féminisme moderne, Maïwenn incarne, avec une grâce à la fois carnassière et contemporaine, une libertine décidée à atteindre les sommets en méprisant les railleries et les coups bas. « A quoi bon être innocente si les autres ont pour vous des désirs coupables ? » Jeanne bouscule la Cour, en choque les mœurs. Mais la courtisane envisage aussi la chute lorsque le roi meurt de la vérole, qu’elle se retrouve exilée puis éloignée dans son château de Louveciennes et promise, le 8 décembre 1793, à la guillotine en lançant « « Encore un moment, Monsieur le bourreau ! »
A leur côté, Benjamin Lavernhe tire magnifiquement son épingle du jeu en campant La Borde, le valet du roi. Le personnage est compassé, raide, attaché à la règle. A Jeanne, il intime l’ordre de ne jamais regarder le souverain dans les yeux. « Ce serait de l’arrogance ou… une invitation à la bagatelle ». Madame du Barry, apparue dans la Galerie des glaces comme un ange blanc flottant quasiment dans l’air, passera évidemment outre. Mais c’est finalement La Borde qui veille, avec le plus de sollicitude, voire de tendresse, sur Jeanne…
Un commentaire ? Sur le procès face à Amber Heard accusant Johnny Depp de violences conjugales ? Sur l’agression d’Edwy Plenel par Maïwenn ? Sur le fait que Thierry Frémaux, dans la masse monumentale des films possiblement sélectionnables pour l’ouverture de Cannes, aurait pu trouver autre chose que Jeanne du Barry ? Non.
JEANNE DU BARRY Comédie dramatique (France – 1h56) de et avec Maïwenn et Johnny Depp, Benjamin Lavernhe, Pierre Richard, Melvil Poupaud, Pascal Greggory, India Hair, Suzanne de Baecque, Capucine Valmary, Diego Le Fur , Pauline Pollmann, Micha Lescot, Noémie Lvovsky, Marianne Basler, Robin Renucci. Dans les salles le 16 mai.