La solution finale comme une simple formalité
Ce pourrait être la réunion d’un conseil d’administration… Une grande table dans une vaste villa. On installe les cartons des invités, on place des blocs de papier avec des crayons. Dans la pièce d’à-côté, on a prévu des rafraîchissements et un grand buffet bien garni. Une réunion comme une autre ? Pas vraiment. Nous sommes le 20 janvier 1942, au bord du lac de Wannsee, à seulement un vingtaine de kilomètres de Unter den Linden à Berlin. L’imposante villa Marlier a été construite en 1914-1915 par un commerçant berlinois. Elle sera rachetée en 1940 par la Nordhav-Stiftung, une fondation SS créée par Reinhard Heydrich pour la construction et la gestion de centres de vacances du Sicherheitsdienst (SD), le service de renseignement et de maintien de l’ordre de la SS…
C’est précisément Reinhard Heydrich que tous les invités à la réunion attendent… Tous ont reçu un courrier les convoquant à se rendre, sans délai, au bord du lac pour une conférence plutôt mystérieuse dont ils vont rapidement découvrir l’importance historique puisqu’il s’agit de planifier la fameuse et tragique Endlösung der Judenfrage c’est-à-dire la solution finale de la question juive.
Fils de parents comédiens, Matti Geschonneck, 70 ans, a grandi à Berlin. Il étudie la réalisation pendant quatre ans à l’Institut national de la cinématographie à Moscou. Il doit arrêter ses études et est radié du Parti socialiste unifié d’Allemagne à cause de ses liens avec des artistes hostiles au parti. En 1978, il quitte la RDA et s’installe en l’Allemagne de l’Ouest. En 1991, il réalise son premier long métrage, Moebius, suivi de plusieurs épisodes de la série policière Tatort. Après des années de travail exclusif à la télévision, son second film, la comédie Boxhagener Platz est sélectionnée à la Berlinale 2010. Tout comme In Zeiten des abnehmenden Lichts (2017) qui s’inspire de sa propre histoire : le jour des 90 ans de son doyen, une famille est-allemande communiste découvre le passage à l’Ouest d’un de ses membres.
Avec Die Wannseekonferenz, le cinéaste allemand se penche sur le symptôme le plus éclatant de l’inhumanité de l’entreprise nazie. « Pour moi, dit-il, il s’agit de faire connaître cet événement inimaginable et révoltant, cette conférence au cours de laquelle a été concerté, planifié et mis en œuvre, avec la plus grande efficacité possible, le meurtre de masse de onze millions de personnes, onze millions de Juifs. Certes, cela demeure, par sa nature même, un événement singulier dans l’histoire des hommes. Il n’en demeure pas moins que c’est un génocide et qu’il s’est produit à une époque pas si lointaine. Nous devrions tous en être conscients. C’est un événement qui a encore des répercussions sur notre présent. »
Si un procès-verbal de cette conférence existe bien, il n’en demeure pas moins que Geschonneck a choisi la fiction pour mettre en scène cet évènement historique et tellement représentatif de la banalité du mal décrite par Hannah Arendt. Mais il prend, ici, la voie de l’épure. Aucune musique (trop séductrice pour le cinéaste), aucun flash-back sur des lieux d’extermination comme Chelmno, Sobibor, Auschwitz, Belzec ou Treblinka, aucun plan même sur le lac, aucune image documentaire d’époque, aucun comédien « reconnaissable »…
La conférence, c’est un rendez-vous de dignitaires nazis auxquels le général SS Heydrich, activement secondé par Adolf Eichmann et le gestapiste Heinrich Müller, entend faire « avaler » l’idée de l’extermination systématique des Juifs d’Europe. Et cela en les bousculant (un peu) dans leurs convictions, scrupules ou états d’âme mais aussi en les associant, au travers d’une réunion d’une apparente normalité administrative, à la décision afin qu’aucun ne puisse dire qu’il ne savait pas…
Alors, en quelque deux heures de débats et de jeux de pouvoir, on observe comment les nazis règlent une partition administrative et technique considérée comme une épopée historique. Ce qui, aux yeux des nazis, était une grande tâche millénaire ne pouvait être accomplie de façon efficace et totale que dans le cadre de procédures normées, réglées, qui étaient celles de la Geschäftsführung, la conduite des affaires et des dossiers. « De ce point de vue-là, observe l’historien Johann Chapoutot, Wannsee a été la mise en œuvre de l’antisémitisme dit « de raison ». Dès les années 20, les principaux cadres nazis opposent l’antisémitisme désordonné des pogroms, de la violence qui n’aboutit à rien, et qui est une déperdition d’énergie à l’antisémitisme de raison, froid, coordonné, et porteur de résultats. Une telle attitude n’est possible qu’après une lente conformation, une lente normation des individus par des organisations. Ce qui est terrifiant dans le pilotage de la Shoah, c’est que le passage des individus au tamis des organisations peut aboutir à ce genre de comportements : sérieux, abstrait, chiffré, dépassionné, et, en même temps, lâche. La haine est métamorphosée par le traitement institutionnel. À Wannsee, on est dans l’ordre du jour, rien d’autre. »
Ce qui fascine en effet, dans La conférence, c’est le calme organisationnel et l’absolu détachement qui règnent sur les bords du Wannsee. Autour de la table, entourant Heydrich, Eichmann et Müller, on trouve Otto Hofmann, dirigeant du bureau pour la race et le peuplement ; le dr Alfred Meyer, secrétaire d’État au ministère du Reich aux Territoires occupés de l’Est ; le dr Eberhard Schöngarth, commandant de la SiPo (police de sûreté) et du SD au sein du gouvernement général (partie de la Pologne occupée par les Allemands) ; le dr Rudolf Lange, commandant de la SiPo et du SD en Lettonie ; le dr Wilhelm Stuckart, secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur du Reich ; Friedrich Wilhelm Kritzinger, secrétaire d’Etat adjoint à la Chancellerie du Reich ; le dr Gerhard Klopfer, secrétaire d’État à la chancellerie du NSDAP (Parti nazi) ; Erich Neumann, sous-secrétaire d’État au Bureau du Plan de quatre ans ; Martin Luther, sous-secrétaire au ministère des Affaires étrangères ; le dr Roland Freisler, secrétaire d’Etat au ministère de la Justice du Reich ; le dr Georg Leibbrandt, secrétaire d’Etat adjoint au ministère du Reich pour les territoires orientaux occupés ; le dr Josef Bühler, secrétaire d’État au bureau du Gouvernement général (partie de la Pologne occupée par les Allemands), enfin Ingeburg Werlemann, la secrétaire d’Eichmann.
Autant de « fonctionnaires » qui s’inquiètent de « méthodes trop crues », se réjouissent de ne « plus tenir compte de ce que pense l’étranger », saluent le Volk und Vaterland cher au Führer, remarquent que « les Juifs nous ont imposé cette guerre », constatent que « tout le monde souhaite se débarrasser des Juifs mais personne n’en veut », notent que l’extermination par balles risque d’être sans fin et se renseignent sur l’efficacité du Zyklon B contre « l’éternel parasite » qu’est le Juif, tout cela dans le cadre d’une bonne hygiène raciale, nationale et socialiste… A Wannsee, les nazis ont estimé à onze millions le nombre de Juifs à éliminer. Ils en ont assassiné six millions.
Comme le disait Winston Churchill « Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre »…
LA CONFERENCE Drame (Allemagne – 1h48) de Matti Geschonneck avec Phlipp Hochmair, Johannes Allmayer, Maximilian Brückner, Matthias Bundschuh, Fabian Busch, Jakob Diehl, Godehard Giese, Peter Jordan, Arnd Klawitter, Frederic Linkemann, Thomas Loibl, Sacha Nathan, Markus Schleinze, Simon Schwarz, Rafael Stachowiak, Martin Bishop, Lili Fichtner. Dans les salles le 19 avril.