Un privé fripé à qui on ne la fait pas
Il a tout vu, tout lu, tout bu (pas mal…) et pourtant, il n’est toujours pas immunisé contre toutes les vilenies de l’existence. Et lorsqu’une belle blonde à chapeau cloche vient solliciter son aide, Marlowe n’est pas du genre à la mettre à la porte. D’autant que, pour être charmante, l’inconnue -elle répond au nom de Clare Cavendish mais est-ce bien son nom ?- est surtout mystérieuse.
Depuis qu’il est né sous la plume de Raymond Chandler (c’était en 1934 dans une nouvelle intitulée Finger Man), Philip Marlowe a fait du chemin, au point de s’imposer comme l’une des figures les plus fameuses (au côté aussi du Sam Spade de Dashiell Hammet) du roman noir puis, bien sûr, du film de la même teinte…
Avec Chandler, Marlowe (dont le nom est un hommage au dramaturge élisabéthain Christopher Marlowe) est un détective bagarreur, cynique, fripé, imbibé. Mais ce taiseux est aussi un philosophe contemplatif qui apprécie les échecs, la poésie, les concertos de Bartok et la littérature de Roger Wade.
Au cinéma, Philip Marlowe devient, dès l’âge d’or d’Hollywood, le héros d’une brassée de films, parmi lesquels Adieu, ma belle (1944) avec Dick Powell, La dame du lac (1947) avec Robert Montgomery , La valse des truands (1969) avec James Garner, Le privé (T1973) avec Elliott Gould, Adieu ma jolie (1975) avec Robert Mitchum qui reprendra l’imper dans Le grand sommeil (1978).
On a gardé pour la bonne bouche, Le grand sommeil de 1946 où Howard Hawks confie le détective à un Humphrey Bogart d’autant plus mythique qu’il réussit à nous faire adhérer à une intrigue si complexe que Chandler, lui-même, avoua qu’il s’y perdait un peu!
Pour ce nouveau Marlowe, adapté par William Monahan (Les infiltrés) du roman La blonde aux yeux noirs – Le retour de Philip Marlowe de John Banville, c’est donc Neil Jordan qui s’y colle. L’Irlandais de 72 ans est un solide routier du cinéma qui s’est révélé au grand public en 1984 avec La compagnie des loups, une adaptation fantastique du Petit Chaperon rouge. On lui doit aussi Mona Lisa (1986), The Crying Game (1992), Entretien avec un vampire (1994) ou Michael Collins consacré à l’un des pères de l’indépendance irlandaise qui décrocha le Lion d’or à la Mostra de Venise 1996.
En 1939, les troupes d’Hitler viennent d’envahir la Tchécoslovaquie… Du côté de Bay City en Californie, la guerre en Europe semble bien lointaine. La modeste agence de détective privé de Philip Marlowe va petitement. Autant dire que lorsque Mademoiselle Cavendish vient réclamer son aide, Marlowe tend l’oreille. L’affaire est simple puisqu’il s’agit de retrouver une certain Nico Peterson, amant de la dame et mystérieusement disparu. Mais elle n’est évidemment simple qu’en apparence puisque l’enquête de Marlowe va le mener au Club Corbata, le repaire des habitants les plus influents et fortunés de Los Angeles. Et ces derniers ne sont pas du genre à coopérer avec un privé fouineur teigneux et mal embouché. Heureusement, Marlowe peut toujours compter sur quelques vieux copains dans la police…
« Je crois, dit Liam Neeson, que Philip Marlowe appartient pratiquement au cycle arthurien : il a certaines valeurs morales qu’il cherche à respecter et c’est un solitaire. A mes yeux, c’est un détective privé endurci par la vie et plus rien ne le choque chez l’être humain ». En se glissant dans un personnage qu’il affirme avoir toujours voulu incarner, Neeson apporte une prestance un peu lasse à ce privé écoeuré par les combines et les coups tordus. Neeson fait songer à Robert Mitchum, notamment quand il passe à l’action. Même s’il n’est pas un adepte de la violence, Marlowe frappe fort et vite. Et, comme tous ses prédécesseurs, il résiste toujours aux assauts sensuels de ses clientes. Tout au plus, esquisse-t-il quelques pas de danse avec Clare Cavendish quand celle-ci lui propose de passer la nuit avec lui… Un peu plus tôt, il venait de soupirer : « Ce n’est plus de mon âge… »
Avec son Marlowe (dont les extérieurs ont été tournés à… Barcelone), Neil Jordan coche toutes les cases ! C’est de la belle ouvrage. La lumière est parfaite lorsqu’elle construit des stries à travers les stores et les boîtes de nuit aux néons colorés sont des décors pétillants pour tous les affreux de la création. Floyd Hanson (Danny Huston), le patron du Corbata ou le mielleux gangster Lou Hendricks (Alan Cumming) sont de parfaites crapules qui n’hésitent pas à faire abattre ceux qui gênent leurs trafics illicites. Quant à la femme fatale, elle se dédouble, ici, entre une mère (Jessica Lange), ex-star du grand écran, et sa fille (Diane Kruger) qui feignent de s’apprécier alors qu’elles se détestent, rivales qu’elles sont pour le même Nico Peterson. La Cité des anges ne mérite pas toujours son nom…
Non sans humour, le réalisateur laisse le soin à Marlowe de nettoyer, arme au poing, les écuries d’Augias de l’industrie hollywoodienne. Les malfaisants resteront sur le carreau, la cocaïne sera noyée dans des flots d’eau. Quant à Clare Cavendish, première tycoon de l’âge d’or, elle reprend les rênes des studios Pacific. Le feutre vissé sur la tête, Philip Marlowe peut s’éloigner. Mission accomplie. On croit l’entendre dire : I’am a Poor Lonesome Private…
MARLOWE Thriller (USA – 1h49) de Neil Jordan avec Liam Neeson, Diane Kruger, Jessica Lange, Danny Huston, Adewale Akinnuoye-Agbaje, Colm Meaney, Daniela Melchior, Alan Cumming, Ian Hart, François Arnaud . Dans les salles le 15 février.