DANS L’INTIMITE DES PAGES DE BERGMAN

Bergman CarnetsIngmar Bergman est une icône ! Un figure si immense du 7e art qu’on s’incline avec déférence devant une œuvre imposante et majeure dont les éclats visuels et l’intelligence du propos ne cessent de fasciner, voire de bouleverser…
Un gros pavé bleu clair permet cependant d’entreprendre un voyage dans l’intimité de Bergman. Manière d’en savoir plus sur le pourquoi du comment… Car, en s’astreignant à une discipline d’écriture, le réalisateur suédois consignait, dans des carnets, ses moindres réflexions, parfois de façon abrupte, cinglante ou, au contraire, en suivant patiemment les circonvolutions de sa pensée et de son désir, jusqu’à parvenir à leurs formulations exactes à travers des situations, des portraits, des dynamiques.
Légués par Bergman à l’Institut suédois du film, ces carnets appartiennent aujourd’hui à la Fondation des archives Bergman, qui les a publiées dans leur quasi-intégralité en 2018. Ici, c’est donc la germination même du travail créatif de Bergman qui s’offre à nous. Comment les idées jaillissent, s’interpénètrent, se font écho ou entrent en collision, se divisent et se nouent, pour aboutir à quelques-uns des plus grands films du XXe siècle. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ces carnets sont bien plus qu’un brouillon de l’oeuvre définitive. Après les avoir écrits, leur auteur a les idées plus claires. Il prend alors, dans son bureau, un papier d’une autre couleur (des blocs-notes jaunes lignés) sur lesquels il écrit le texte de son scénario, presque sans rature. Bergman l’a souvent répété : ce deuxième travail lui est aussi pénible que le premier lui est agréable. Si l’écriture des carnets est pour lui comme un jeu, celle des scénarios s’apparente à un devoir.
Ce n’est pas un hasard si Jean-Baptiste Bardin a mis en tête de sa « note du traducteur », une citation de Sacha Guitry : « On se fatigue d’un tableau parfait. On ne peut rien en espérer. Une esquisse ne fatigue jamais – elle promet tant de choses !… On admire un tableau… on adore une esquisse. »
En écrivant, le cinéaste se bat contre un désordre extérieur (le public, la critique, l’administration) et intérieur (ses démons) et ce combat se fait au prix de certains concessions stylistiques. Car bergman ne cherche pas à faire d’effet sur son public… On est loin de la clarté et de la précision des scénarios et des dialogues mais on est proche d’un artiste qui ose un « Comment dire ça ? » ou un « C’est terriblement difficile à expliquer ».
Alors, on prend véritablement plaisir à débusquer, dans ces carnets, ce qui a amené Bergman du Septième Sceau (1957) à Sarabande (2004), en passant par Persona (1966), Sonate d’automne (1978) ou Fanny et Alexandre (1982). Car ces carnets inédits dévoilent les coulisses mentales de ses plus célèbres œuvres, mais aussi de projets de films jamais réalisés, le tout au gré de dialogues, de scènes et d’anecdotes où la réalité et les souvenirs se mêlent à la fiction et au rêve.
19 mars 1962 (alors qu’il travaille au scénario du Silence) « Je crois que j’ai une oreille au fond de mon corps, un nez au creux de mon intestin, un œil qui fixe mon cerveau, désespérément rouge et gonflé par le manque de lumière. Ce film, de plus en plus, prend la forme d’une souffrance de premier ordre. Félicitations. Mais je crois également qu’il se forme quelque part dans ma tête. Oje ne sais où, d’ailleurs. »
Au travers de ces textes, on voit Bergman vivre et évoluer avec ses personnages – peut-être même plus qu’avec ses contemporains. Il les découvre, les interpelle, les suit et les écoute, les laissant toujours libres de lui souffler la suite de leur histoire. Et c’est là l’un des aspects inattendus de ces carnets : l’échange incessant de Bergman avec ses protagonistes, ses fantômes et ses démons, qui l’accompagnent dans ses réflexions les plus triviales comme ses plus ardentes prières.
11 mai 1965 (Persona est en cours) « Tant d’étranges fièvres et de réflexions solitaires. Jamais je ne me suis senti aussi bien, aussi mal. En me forçant un peu, je crois que je pourrai créer quelque chose d’unique, quelque chose que je n’ai encore jamais réussi à atteindre. Un changement du thème initial. Quelque chose qui arrive très simplement et sans qu’on ait besoin de réfléchir à comment c’est arrivé. C’est amusant d’écrire au crayon à papier, cela me rappelle tellement de choses de mon enfance.
C’est elle-même qu’elle apprend à connaître. A travers madame Vogler, c’est elle-même qu’Alma recherche.
Cette angoisse de plaire, d’être aimable .»
Tour à tour journal intime et exploration du cœur palpitant de la création, ces carnets livrent un autoportrait poignant, celui d’un artiste au quotidien, avec ses moments d’euphorie et d’abattement, à la recherche éperdue de la vérité enfouie, brute et intime, des êtres et des sentiments.

INGMAR BERGMAN – CARNETS (1955-2001). Traduction de Jean-Baptiste Bardin. Carlotta Films. 1000 pages. 59 euros. En librairie depuis le 17 novembre 2022.

Liv Ullmann et Bibi Andersson dans "Persona". DR

Liv Ullmann
et Bibi Andersson dans « Persona ». DR

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