Les écarts de la cheffe et les racines de Freddie
POUVOIR.- Lydia Tar est une star. Brillante et orgueilleuse. Impatiente et torturée. Odieuse et caressante. Géniale et insupportable. Ce jour-là, elle est l’invitée du journaliste Adam Gopnik lors du célèbre New Yorker Festival, organisé chaque année par le fameux magazine culturel. Le parcours de Lydia Tar est absolument impressionnant. Sortie Phi Beta Kappa -un honneur réservé aux plus brillants étudiants- de l’université de Harvard, elle a décroché un Master de piano à la Curtis Institute, puis un Doctorat en musicologie à l’université de Vienne, se spécialisant aussi dans la musique des Shipibos-Canibos, un peuple indigène de la vallée de l’Ucayali, à l’est du Pérou, avec lesquels elle a vécu cinq années durant.
Comme cheffe d’orchestre, elle a foulé l’estrade des Big Five, les cinq plus prestigieux orchestres symphoniques des États-Unis (ceux de New York, Boston, Chicago, Philadelphie et Cleveland), tout en continuant à composer. Pour faire bonne mesure, elle a parallèlement remporté quatre récompenses majeures de la profession: l’Emmy, le Grammy, l’Oscar et le Tony, la plaçant dans le cercle très restreint des EGOT’s au même titre que Richard Rodgers, Audrey Hepburn et.. Mel Brooks. Enfin, avec l’aide d’Eliot Kaplan, un banquier d’affaires et chef d’orchestre amateur, Lydia Tar a imaginé la Fondation Accordion avec pour mission d’offrir des possibilités de diriger un orchestre et de faire avancer leur carrière à de jeunes cheffes d’orchestre…
Avec Tar (USA – 2h38. Dans les salles le 25 janvier), le cinéaste américain Todd Field raconte donc la trajectoire d’un personnage qui rêvait de devenir quelqu’un et s’était juré enfant d’y parvenir par ses propres moyens. Mais quand il y parvient, son rêve se transforme un cauchemar… Après avoir été ponctuellement invitée à diriger l’orchestre symphonique de Berlin, Lydia Tar en a pris la direction, poste qu’elle occupe depuis sept ans et qui l’a propulsé au sommet de son art et de sa carrière.
La cheffe avant-gardiste s’est donnée corps et âme à la musique et se retrouve désormais à la tête d’une importante institution. Pourtant cette position va mettre à jour ses faiblesses et de fâcheuses ombres. Elle se fait la championne de règles qu’elle ne respecte pas elle-même, avec ce qui semble être une absence totale de conscience de soi.
Alors que le lancement de son nouveau livre approche et qu’elle travaille sur la célèbre Symphonie n° 5 de Gustav Mahler, l’existence de Lydia Tar va exploser. Tout se désagrège autour d’elle. Insatisfaite de sa carrière, son assistante (Noémie Merlant) la lâche brutalement. Son couple avec Sharon (Nina Hoss), violoniste à l’orchestre de Berlin, vacille à cause d’une jeune violoncelliste russe que Lydia a pris sous son aile. Bientôt les gazettes et les réseaux sociaux s’emparent de la cheffe adulée pour la mettre plus bas que terre…
Dans le milieu (faussement feutré) de la musique classique, Todd Field livre, pour son troisième long-métrage, une observation virulente des mécanismes du pouvoir, de leur impact dans notre société. Le réalisateur (également comédien. Il fut le pianiste Nick Nightingale dans Eyes Wide Shut de Kubrick) affirme que le scénario a été écrit pour une seule artiste : Cate Blanchett. Et que si elle avait refusé, le film n’aurait jamais vu le jour.
De fait l’actrice australo-américaine de 53 ans porte cette chronique musicale à bout de bras. Elle est dans quasiment tous les plans et sa composition de la cheffe d’orchestre est d’autant plus époustouflante qu’elle passe par tous les états de la satisfaction professionnelle, de la gourmande prédatrice, du bonheur personnel et de la tragédie. Ainsi ce moment où, dans une salle comble, devant l’orchestre, celle qui disait « Notre maison, c’est l’estrade » rate la marche du podium et chute lourdement… Métaphore de toutes les déceptions et de tous les drames qui l’attendent…
ORIGINES.- « Ce n’est pas une addiction, ce n’est pas une dépression, c’est juste une promenade dans votre tête… » La chanson (en anglais) du générique de fin du troisième long-métrage de Davy Chou traduit bien l’atmosphère de cette errance coréenne contemporaine. Sur un coup de tête, Frédérique Benoît dite Freddie, 25 ans, retourne pour la première fois en Corée du Sud, le pays où elle a vu le jour. Avec une fougue qui surprend ses interlocuteurs coréens, la jeune femme se lance à la recherche de ses origines sur une terre qui, pourtant, lui est étrangère. Même si un personnage lui glisse qu’elle a un vrai visage de Coréenne.
Tandis que ses parents adoptifs en France, s’inquiètent, l’existence de Freddie va basculer dans des directions nouvelles et inattendues. Car la jeune Française va rencontrer son père et la famille de celui-ci pour lequel elle est Yeoh-See… Avec tristesse, le jour de son anniversaire, Freddie se demande si, à cet instant, sa mère pense à elle…
Retour à Séoul (France – 1h59. Dans les salles le 25 janvier) s’ouvre une séquence dans un bar où Freddie et deux amis coréens qui parlent français passent du temps. Le soju local coule à flots et Freddie n’hésite pas à se resservir, au grand dam des convives. En Corée, en effet, on laisse toujours à l’autre le soin de vous servir… Au-delà des coutumes, Freddie ira de découvertes en découvertes, d’autant plus troublantes et émouvantes qu’elles concernent son identité. Connu pour avoir réalisé, en 2012, le documentaire Le sommeil d’or sur les témoins survivants de l’âge d’or (1960-1975) du cinéma cambodgien, le cinéaste franco-cambodgien Davy Chou explore le thème de l’adoption internationale mais Retour à Séoul va bien au-delà au fur et à mesure que Freddie se cherche et s’émancipe aussi des identités qu’on lui assigne…
« Je suis né en France, dit le réalisateur, de parents nés au Cambodge. Je suis allé là-bas pour la première fois à l’âge de 25 ans. Mon rapport au pays était similaire à celui de Freddie au début du film. J’étais loin de me douter que cet élan vers mes origines allait autant bousculer ma façon de comprendre qui je suis. La vie amène à reconfigurer les identités, les rapports au monde et à soi. » De fait, ce film, bien photographié par Thomas Favel, suit la trajectoire d’un personnage qui refuse constamment de rentrer dans une définition pré-établie ou encore qu’on parle en son nom.
Qui suis-je ? Quelle est ma place ? Où me situer par rapport aux autres ? Cette thématique universelle de l’identité donne lieu à une chronique intime qui se déroule sur huit années, durant lesquelles Freddie n’aura de cesse de se réinventer, de se reconstruire, de se réaffirmer. De souffrir aussi car Davy Chou résiste à l’idée un peu facile de la réconciliation avec soi comme finalité. Il n’y a pas de coup de baguette magique. La rencontre avec les parents biologiques ne referme pas la blessure. Pour Freddie, guerrière en colère incarnée magnifiquement par Park Ji-Min, c’est même le début de ses problèmes… Et le cinéaste fait souvent se dénouer l’incommunicabilité par la musique. Ainsi cette belle séquence où le père biologique de Freddie (l’excellent Oh Kwang-Rok) lui fait écouter sur son téléphone, une musique qu’il a composé pour elle. Soudain, le temps d’une minute, Freddie et son père vont se voir, se rencontrer, se comprendre.