Terribles familles!
VIOLENCE.- Images au ralenti : des objets divers et variés volent à travers l’espace et se fracassent sur les murs. Parmi ces objets, des partitions de musique… Après cette ouverture sur laquelle court le générique du troisième long-métrage de fiction d’Ursula Meier, c’est, cette fois, un affrontement violent qui oppose une mère et sa fille dans la maison familiale. Touchée au visage, Christina chute et frappe lourdement le bord d’un piano… Tandis qu’on s’active pour secourir Christina, Margaret, 35 ans, est littéralement expulsée hors de la maison par les membres de sa famille. Pour avoir ainsi agressé violemment sa mère, Margaret doit se soumettre à une mesure stricte d’éloignement en attendant son jugement: elle n’a plus le droit, pour une durée de trois mois, de rentrer en contact avec sa mère, ni de s’approcher à moins de cent mètres de la maison familiale. Mais cette distance qui la sépare de son foyer ne fait qu’exacerber son désir de se rapprocher des siens. Chaque jour la voit revenir sur cette frontière aussi invisible qu’infranchissable.
Evoquant La ligne (France – 1h43. Dans les salles le 11 janvier), la cinéaste franco-suisse (elle est née à Besançon) note : « Dans la plupart des récits, il s’agit souvent de la rencontre entre les personnages qui fait avancer l’histoire or dans La Ligne c’est au contraire la mise à distance du personnage principal qui crée la dynamique du récit. Mise à l’écart et bannie de sa famille, Margaret se retrouve littéralement « enfermée dehors ». La « ligne », endroit précis qui délimite l’espace interdit à Margaret, devient l’obstacle du personnage au sens littéral comme au figuré et par conséquent le lieu de toutes les tensions. »
D’abord presque irréelle car immatérielle, cette ligne, tracée à la peinture bleue par Marion, la jeune sœur de Margaret, va devenir visible et tangible, une quasi-frontière où Margaret revient tous les jours, contre laquelle elle se frotte, bute, se cogne. Véritable gardienne de la ligne, Marion s’assure que Margaret ne la franchira pas. Mais, devant ce mur invisible, l’impuissance de Margaret s’amplifie et se nourrit encore de sa propre violence.
Dans un décor hivernal, vaste comme les espaces d’un western urbain dans la Suisse d’aujourd’hui, Ursula Meier orchestre brillamment de permanentes tensions. Car rien ne va dans ce « cercle » familial complètement explosé. Pianiste de talent, Christina, la mère blessée, perd le contact avec le réel et s’inscrit dans une liaison avec un jeune homme. Marion (Elli Spagnolo) tente de s’en remettre à Dieu et à sa foi. Louise, l’autre sœur (India Hair), se débat avec sa maternité et l’arrivée de ses jumelles… Quant à Margaret, elle se bat désormais contre elle-même, taisant un besoin effréné d’amour et de reconnaissance trop enfoui au fond du cœur.
Valeria Bruni Tedeschi est remarquable en mère qui a toujours choisi ses amours au détriment de ses enfants et qui leur a fait porter la responsabilité de l’échec de sa carrière de pianiste. Quant à Stéphanie Blanchoud, actrice, chanteuse, auteure dramatique et metteuse en scène helvético-belge, c’est la grande découverte de La ligne. Sa Margaret est restée comme figée et inconsolable dans une enfance chimérique à cause de cette mère infantile, fuyante et culpabilisante. Elle souffre de cette violence qu’elle n’arrive pas à canaliser et qui peut exploser à tout moment.
Enfin la musique qui, dit-on, adoucit les mœurs, tient une place de choix dans le film. C’est à la fois le lien et le fil conducteur entre les personnages… La musique comble le manque affectif de Margaret et révèle aussi un talent plein de douceur et de fragilité. Il y a dans La ligne, de belles séquences apaisées, celles où Margaret retrouve Julien, son ancien amoureux (Benjamin Biolay) auprès duquel elle mesure tout ce qu’elle a gâché.
FANTAISIE.- Dans la Rome des années 1970, tout ne va pour le mieux dans la famille Borghetti. Clara, la mère venue d’Espagne et Felice, le père sicilien, se s’entendent plus, ne s’aiment plus mais n’arrivent pas non plus à se quitter. Dans cette famille qui bat de l’aile, les enfants vont un peu à la dérive, surtout Adriana, l’aînée, née dans une corps qui ne lui correspond pas. Sous le regard de son jeune frère et de sa petite sœur, « Adri », 12 ans, tente de trouver ses marques en traversant les hautes herbes qui séparent les nouveaux beaux quartiers de la Cité éternelle d’une zone en construction occupée par des migrants. Celle qui se fait appeler Andrea va y rencontrer une fille de son âge avec laquelle le courant passe…
L’immensita (Italie – 1h 34. Dans les salles le 11 janvier) prend évidemment une connotation particulière lorsque l’on sait qu’Emanuele Crialese a révélé à la Mostra de Venise où son film était en sélection officielle, qu’il était née femme et qu’il avait fait sa transition… Si le cinéaste romain de 57 ans, connu pour le succès de Respiro (2002), s’est défendu du caractère strictement autobiographique de son film, il n’a pas nié que L’immensita, son cinquième long-métrage, puisait largement à sa propre histoire et à ses souvenirs.
« Au cœur de mes films, dit Crialese, il y a souvent une famille, presque toujours fragmentée, problématique, voire dysfonctionnelle. Je crois que L’immensita représente un peu l’aboutissement d’un sujet que j’étudie depuis un certain temps, d’une enquête sur un type de famille qui ne parvient pas à offrir une protection, où les enfants ne trouvent pas la sécurité, où manque l’amour conjugal, la complicité et la maturité des figures de référence. » C’est en effet une figure maternelle désemparée et fragile qu’incarne, ici, une Penelope Cruz, remarquable et resplendissante comme à son habitude. Clara va trouver refuge dans la relation complice qu’elle entretient avec ses trois enfants, en particulier avec « Adri » (Luana Giuliani). Faisant fi d’un mari macho et brutal qui l’étouffe mais aussi des jugements de son entourage, Clara va s’ingénier à insuffler de la fantaisie dans sa vie et transmettre le goût de la liberté à ses enfants, au détriment de l’équilibre familial… Si le film reconstitue bien les seventies italiennes (avec notamment ses émissions de variétés à la télé), il ne parvient pas à retenir complètement l’attention du spectateur, peut-être parce qu’il ne choisit pas son bord entre le portrait d’une mère au bord de la crise de nerfs et celui d’une jeune fille qui commence à remettre en question son identité de genre…