Les plaisirs mexicains d’Eisenstein
Pour dire le vrai, on avait un peu perdu de vue ce bon Peter Greenaway. Quasiment depuis le début des années 2000 lorsque le cinéaste et plasticien gallois signait les volets successifs de The Tulse Luper Suitcases. Et il y avait d’ailleurs de quoi se perdre dans ces étranges valises… Mais on avait cependant conservé le souvenir coruscant d’une oeuvre originale ouverte, pour le grand public, avec l’inclassable Meurtre dans un jardin anglais (1982), divertissement policier et arty autour d’un peintre paysagiste et sa (perverse) cliente. Bien d’autres ravissements suivirent. Comme Le ventre de l’architecte (1987), réflexion romaine sur une société où tout se vend ou Drowning by Numbers (1988), épatant jeu de cache-cache mathématique (et meurtrier) où il s’agissait de repérer, dans l’image, les chiffres de 1 à 100. Et puis Greenaway avait confié à Richard Bohringer le rôle du chef dans Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989), variation obsessionnelle et parfois obscène sur la chair et la chère. On se souvient qu’Helen Mirren faisait monter de plusieurs degrés la chaleur dans l’arrière-cuisine… Et que dire de 8 femmes et 1/2 (1999), initiation sexuelle d’un père par son fils qui permettra aux deux premiers de partager le plaisir avec ces êtres étranges que sont les femmes…
Rendons justice à Peter Greenaway, son cinéma, à l’heure dorée, avait du style. Le brio technique était le plus souvent au rendez-vous. Tout à sa quête du point de vue, la mise en scène savait jongler avec d’étonnantes trouvailles visuelles baroques. La musique y était brillamment servie, notamment quand c’était Michael Nyman qui s’en chargeait. Mais de la même manière que l’on pouvait être séduit par des fulgurances fantasmagoriques, on pouvait se lasser d’une certaine volonté d’hermétisme.
C ‘est ce double sentiment qui prédomine à la vision de Que viva Eisenstein! Voilà, d’une part, un brillant chaos autour de sexe, de la mort et du cinéma et voici, d’autre part, un déferlement d’idées et de mots qui finissent par rendre le propos inaudible. L’art de Greenaway se promène, la plupart du temps, sur le fil. On le constate, ici, lorsque, imperceptiblement, on laisse son esprit filer, vagabonder ailleurs comme si les entrelacs du film ne nous retenaient plus.
On apprend, à l’occasion de ce nouveau film, que Peter Greenaway est un passionné absolu de Serguei M. Eisenstein et de son cinéma. Dans un cinéma de l’East End londonien, en 1957, le jeune Peter, 17 ans, découvre La Grève (1924), le premier des trois films les plus fameux d’Eisenstein avec Le cuirassé Potemkine (1925) et Octobre (1927). Il ne cessera plus de décortiquer, d’aimer et d’analyser une oeuvre dont il salue « un cinéma du rapprochement absolu, enfin libéré du récit prosaïque, passant du coq à l’âne, sans pour autant perdre de vue son objectif mais, à la manière de l’imagination humaine où tout n’est qu’association jusqu’à ce que le passé, le présent et l’avenir, l’ancien et le nouveau, se mêlent ».
Dans un premier temps, le cinéaste songea à réaliser un documentaire sur la tentative, en 1931, d’Eisenstein de tourner le film Que viva Mexico!. A cette époque, le cinéaste russe se trouvait loin de la mère-patrie, d’abord invité en Europe puis à Hollywood et enfin à Guanajuato où il arrive peu de jours avant l’anniversaire de la Révolution russe mais aussi du Jour des morts… Finalement Greenaway opta pour la fiction même si beaucoup de choses y sont vraies comme l’obsession des chaussures (« On ne sépare pas un Russe de ses chaussures ») ou le costume blanc assorti de bretelles rouges. Si Octobre était sous-titré Dix jours qui ébranlèrent le monde, le dernier Greenaway raconte dix jours qui ébranlèrent la vie de Serguei Eisenstein. Avec pour thèse l’homosexualité -toujours niée en Russie- du maître.
Tandis qu’Eisenstein (incarné par la révélation finlandaise Elmer Bäck) plonge au coeur du Mexique sous la houlette de son guide, Palomino Canedo, le cinéaste invite à se glisser dans un foutoir parfois inspiré. On croise là Diego Rivera et Frida Kahlo, des mafieux locaux qui entendent kidnapper de riches étrangers, l’évocation de Freud et du catholicisme mexicain, des enfants et des prostituées, les douches et l’eau chaude, des cimetières et un théâtre, des geysers de vomi et de merde, des corps momifiés semblant pousser des cris silencieux et partout la mort, « héroïne sympathique ». Surtout, comme il le dit à Pera Atasheva, sa confidente restée à Moscou: « Je découvre tout en même temps et le catalyseur, c’est le sexe. » Car si Eisenstein a le goût des illustrations pornographiques, il apparaît, ici, comme un vieux puceau qui n’aime pas son épais corps de clown. C’est Palomino Canedo qui l’initiera au désir et au plaisir, l’étreinte s’achevant par un petit drapeau rouge planté dans les fesses d’Eisenstein. Loin de Moscou et de la paranoïa stalinienne, où la révolution va-t-elle se nicher?
S’interdisant toute génuflexion admirative, Greenaway, dans son approche toujours aussi sexuée, imagine un artiste accédant à une félicité ignorée. Lorsque, poussé hors du Mexique, Eisenstein s’exclame: « Je suis un homme mort. Roulez lentement jusqu’à la sortie de la ville, ceci est un cortège funèbre. Puis arrivé à la sortie de la ville, roulez comme un vrai diable, je dois quitter le paradis en vitesse ».
Au Mexique, Eisenstein aura imprimé des milliers de mètres de pellicule. Mais, dans l’impossibilité de monter le film, Que viva Mexico! demeurera inachevé.
QUE VIVA EISENSTEIN! Comédie dramatique (Hollande/Mexique – 1h47) de Peter Greenaway avec Elmer Bäck, Luis Alberti, Maya Zapata, Rasmus Slätis, Jakob Ohrmann, Lisa Owen, Stelio Savante. Dans les salles le 8 juillet.