Les larmes du sergent Thierno
En novembre 1920, aux environs de Verdun, deux soldats creusent la terre encore martyrisée des combats de la Grande guerre… Sous leurs pelles, soudain apparaissent des ossements blancs…
Quelques années auparavant, à Fouta Toro, dans le nord du Sénégal, Bakary Diallo et son fils Thierno soignent l’une de leurs bêtes, blessée au pied. Si le paysage est paisible et si les deux hommes conduisent tranquillement leur troupeau, d’inquiétants grondements laissent cependant penser qu’ils ne seront plus en paix longtemps… Autour du feu, dans le village, les anciens murmurent que les Français s’en prennent aux jeunes gens pour les enrôler de force pour aller combattre sur les champs de bataille de 14-18.
Capturé à deux pas de chez lui, Thierno va connaître le sort de multiples tirailleurs sénégalais. Mais Bakary, son père, ne l’entend pas de cette oreille. Pour arracher son fils au carnage promis, il va spontanément prendre l’uniforme. Et l’officier français le félicite pour son engagement volontaire envers la mère Patrie.
Mais Bakary n’a qu’une idée en tête : protéger son fils de la mort et tout mettre en œuvre pour le ramener au pays. Mais, du cantinement aux tranchées, ce ne sera pas une mince affaire.
Après un CAP de photographe, Mathieu Vadepied, né en 1963, travaille comme assistant de photographes de mode, puis avec Raymond Depardon. Dans les années 90, il réalise des clips vidéo tout en travaillant comme directeur de la photo sur Samba Traoré (1995) d’Idrissa Ouedraogo et Sur mes lèvres de Jacques Audiard (2001), film nommé aux Césars 2002 pour la meilleure photo. Il collabore ensuite avec Xavier Durringer comme directeur de la photo sur J’irai au paradis car l’enfer est ici (1997) et Les vilains (1999). Egalement directeur artistique sur Intouchables (2011) et Le sens de la fête (2021) du tandem Nakache-Toledano, il entreprend en 2014 son premier long-métrage d’abord intitulé Adama, qui sortira l’année suivante sous le titre La vie en grand. Vadepied y raconte l’odyssée d’Adama, 14 ans, vivant dans la banlieue parisienne et s’occupant de Fatou, sa mère analphabète et livrée à elle-même…
Evoquant la naissance du projet de Tirailleurs, présenté en ouverture d’un Certain regard à Cannes 2022, Mathieu Vadepied se souvient : « L’idée du film est née en 1998 avec la mort du dernier tirailleur sénégalais, Abdoulaye Ndiaye, à l’âge de 104 ans, enrôlé de force en 1914. L’ironie du sort est qu’il meurt la veille du jour où il devait recevoir la Légion d’honneur promise par le président de la République, Jacques Chirac. A ce moment-là, et je ne sais pas pourquoi, je me dis que si ça se trouve dans la tombe du Soldat inconnu reposent les restes d’un tirailleur de l’armée coloniale issu d’un de ces pays africains colonisés alors par la France. Cela a commencé ainsi. »
Si Tirailleurs retient l’attention, c’est parce que le film se penche sur une histoire peu et mal connue. Le premier bataillon de tirailleurs a été créé par décret impérial en juillet 1857. Ce corps de militaires a été constitué au sein de l’empire colonial français et composé de soldats africains, du Maghreb à l’Afrique subsaharienne. Ils ont participé à des moments de gloire – la défense de Reims en 1918 ou la bataille de Bir Hakeim en 1940 – comme à des tragédies tels que les terribles massacres commis par la Wehrmacht à leur encontre lors de la campagne de France.
Quant aux tirailleurs dits « sénégalais » (venus du Sénégal mais aussi de toute l’Afrique), ils sont montés au front, aux côtés des poilus de métropole. Ils étaient près de 200 000 à combattre, 30 000 sont morts sur les champs de bataille de la Grande guerre, beaucoup sont revenus blessés ou invalides. Près de 150.000 ont été mobilisés durant la Seconde Guerre mondiale.
Les chiffres varient selon les sources. Même si cela commence à changer, rares sont les livres, et encore moins les films, qui retracent leur histoire. De même que leur présence dans les manuels scolaires ne saute pas aux yeux. En revanche, on se souvient de l’image dégradante du tirailleur sénégalais laissée par la publicité Y a bon Banania ! . On ne connaît pas le nombre de tirailleurs recrutés de force, parfois avec violence. Ils ont été enrôlés dans toutes les guerres coloniales. Ce corps militaire a été dissous en 1960.
Aujourd’hui encore, l’affaire des pensions de retraites et du minimum vieillesse des derniers tirailleurs, qui peuvent légitimement se sentir « citoyens de seconde zone », n’est pas réglée.
Tout en souhaitant que son film puisse être vu par le public le plus large possible, le réalisateur estime que, sans reconnaissance de notre passé commun, on ne peut pas continuer, on ne peut pas réparer, on ne peut pas créer ensemble une société bâtie sur le respect. Bien sûr, on pourrait trouver ce propos présomptueux à propos d’une production de fiction mais Tirailleurs s’inscrit dans une démarche qui l’éloigne du film de guerre classique (on songe bien sûr à Indigènes mis en scène en 2006 par Rachid Bouchareb) pour devenir un drame intime sur une forte relation père-fils. Bien sûr, la guerre et ses malheurs est présente en permanence dans la trajectoire de Bakary et Thierno mais elle demeure (presque) en toile de fond tant le cinéaste se concentre, dans un ton alors universel, sur la transmission et sur ce moment de bascule où l’autorité du père est battue en brèche par celle du fils.
Car Bakary est obsédé par l’idée, la nécessité d’arracher Thierno à la guerre alors que le fils se laisse emporter par l’idée de la défense de la France, passant caporal puis sergent…
Récit à hauteur d’homme aux images froides, filmé, pour les séquences dans les tranchées, à la manière d’un reporter de guerre, caméra à l’épaule, Tirailleurs prend parfois un ton grinçant comme lorsque le général Chambeau, venu sur le front à l’heure d’affronter la Bête, harangue les poilus africains en bleu horizon, leur intimant l’ordre d’oublier la peur, la lâcheté, le désarroi pour ne penser qu’au courage et se battre pour vaincre, devenant ainsi des citoyens français… Il y a des moments forts ainsi lorsque les larmes coulent sur le visage du sergent Thierno, fraîchement médaillé ou lorsque Bakary libère, dans la nuit, un renard pris dans les barbelés du champ de bataille…
Si Tirailleurs sonne juste, si la langue peule parlée tout au long du film ajoute à son authenticité, si Omar Sy, tout en retenue, et Alassane Diong, tout en fragilité, sont très bons, c’est sans doute aussi parce que Mathieu Vadepied est personnellement marqué par ce lien avec le continent africain depuis l’enfance. Son grand-père Raoul, auquel le film est dédié, était maire d’Evron, une petite ville agricole de la Mayenne. Cette commune était jumelée avec Lakota, petite cité de Côte d’Ivoire. Et le petit Mathieu voyait souvent des délégations ivoiriennes venir lors de manifestations festives et culturelles à Evron. Des images demeurées ancrées…
TIRAILLEURS Drame (France – 1h40) de Mathieu Vadepied avec Omar Sy, Alassane Diong, Jonas Bosquet, Bamar Kane, Alassane Sy, Aminiata Wone, François Chattot, Clément Sambou, Léa Carne. Dans les salles le 4 janvier.