Un artiste en devenir, une enquête et quelques machinations
MENSCH.- Dans les années 80, dans une école publique du Queens new-yorkais, Paul Graff fréquente la classe de M. Turkeltaub, un enseignant que le gamin croque d’un trait de crayon agile… Autant dire que le prof a vite fait de répérer ce (talentueux) trublion et de le priver de la détente que représente la gym, un cours dont Paul se moque et dont il sera privé de la même manière que son meilleur ami Johnny Davis, qui rêve de devenir astronaute…
Armageddon Time (USA – 1h55. Dans les salles le 9 novembre) est le huitième long-métrage de James Gray et très probablement le plus autobiographique d’entre eux même si de Little Odessa (1994) à The Immigrant (2013) en passant par The Yards (2000), La nuit nous appartient (2007) et Two Lovers (2008), le cinéaste new-yorkais n’a jamais cessé, avec ces cinq drames, de mettre en scène sa ville natale… Après un détour par la jungle (The Lost City of Z en 2017) et le cosmos (Ad Astra en 2019), James Gray est donc de retour à Big Apple avec son film le plus personnel puisqu’il évoque le passage à l’âge adulte d’un gamin, artiste en devenir…
« L’histoire comme les mythes, constate le metteur en scène, émergent toujours du microcosme de l’intime. (…) J’ai voulu me libérer des conventions propres à un genre et éliminer tout ce qui pourrait faire obstacle à la sincérité. Je tenais par-dessus tout à être sincère. J’avais écrit quatre mots sur un carton que j’ai scotché à la caméra, comme un pense-bête : Amour. Chaleur. Humour. Perte.»
L’amour, c’est celle qui règne dans une famille juive entre Esther, la mère, une femme fragile, qui espère le meilleur pour ses deux fils, et Irving, un père qui vit mal le regard de sa belle-famille à cause de sa condition d’artisan plombier… La chaleur et l’humour appartiennent pleinement à Aaron Rabinovitz, un merveilleux grand-père constamment à l’écoute de son petit-fils… Quant à la perte, c’est autant celle de la perte de l’innocence (Paul se fait prendre la main dans le sac pour avoir voulu aider Johnny à échapper à l’assistance sociale) que la perte d’un certain rêve américain contenu dans le titre du film… C’est devant son poste de télé que la famille Graf assiste à la victoire électorale de Ronald Reagan, ce « Schmuck » élu par des abrutis, qui avait annoncé, durant sa campagne le temps d’Armaggedon, soit l’apocalypse…
Grâce à la belle image de Darius Khondji et à une riche bande son, on se laisse emporter sans peine dans cette histoire qui fait référence aux Beatles et à Cassius Clay pour revisiter l’enfance du cinéaste bien incarné par Banks Repeta. En entrant dans la famille Graff, on ne peut s’empêcher de songer aux familles décrites par Woody Allen. Quant aux interprètes adultes, ils sont magnifiques avec, en tête d’affiche, Anne Hathaway (Esther) et Jeremy Strong (Irving), parents aimants même s’ils ont du mal à le formuler et surtout le toujours admirable Anthony Hopkins. Son Aaron, tellement soucieux, sous le sourire, de voir Paul devenir un Mensch, porte aussi tout le poids d’une histoire tragique, celle des Juifs d’Europe.
ENQUETE.- « Harvey Weinstein paye des dessous-de-table pour étouffer des affaires de harcèlement sexuel depuis des décennies ». C’est le titre de la Une du 5 octobre 2017 du New York Times. Et le sujet va provoquer une onde de choc dans le monde du show biz… Car Harvey Weinstein est loin d’être un inconnu sur la planète Hollywood. Au fil de plusieurs décennies, le nabab a régné sur l’industrie du film, engrangé des brassées d’Oscars et surtout il a fait et défait des carrières. Las, pendant toutes ces années, il a utilisé son pouvoir pour harceler et forcer des femmes à lui octroyer des faveurs sexuelles. Alors qu’elle travaillait sur les rapports, disons délicats, entre Trump et les femmes, MeganTwohey rejoint Jodi Kantor, toutes deux journalistes au New York Times, pour mettre ensemble en lumière l’un des scandales les plus importants de leur génération. Une affaire qui sera à l’origine de l’éclosion du mouvement #MeToo…
On avait beaucoup apprécié le travail de la cinéaste allemande Maria Schrader avec notamment la série Unorthodox puis la récente comédie fantastique I’am Your Man. Avec She Said (USA – 2h09. Dans les salles le 23 novembre), elle se retrouve à la tête d’une grosse production de studio et d’un sujet « chaud ». Comme les enquêtes journalistiques sont presque un sous-genre cinématographique, on songe, en assistant à la difficile enquête de Twohey (Carey Mulligan) et Kantor (Zoe Kazan) sur le sexisme systémique, aussi bien au modèle du genre que fut, en 1976, Les hommes du président d’Alan J. Pakula sur la chute de Nixon provoquée par l’enquête de Woodward et Bernstein du Washington Post ou encore, plus près de nous, le Spotlight (2015) de Tom McCarthy sur le scandale des prêtres pédophiles dévoilé par la rédaction du Boston Globe.
Dans une approche exclusivement féministe, on est, ici, constamment aux côtés d’un duo de reporters qui galèrent pour obtenir des déclarations précises et identifiées afin de faire tomber un prédateur qui se protège en signant des accords financiers et de confidentialité… La mise en scène est sans bavures mais on se perd un peu dans les multiples témoignages de victimes qui partagent, toutes, la même terreur devant un Weinstein que Maria Schrader ne montre jamais, sinon brièvement de dos, tel un ours inquiétant. Pour bien comprendre, il faut revoir le documentaire L’intouchable (2019) d’Ursula Macfarlane.
EPOPEE.- Dans le Paris de 1929, le bel hôtel des Péricourt vit des heures sombres. Le tout-Paris est là pour assister aux obsèques de Marcel Péricourt, un banquier qui a construit un solide empire financier… Madeleine, sa fille et seule héritière, assiste à la cérémonie. Cette femme mince et presque livide cherche du regard son fils Paul… Soudain, celui-ci apparaît à la fenêtre du premier étage de la grande bâtisse et se jette dans le vide… « Quelle merde es-tu pour que ton fils de 11 ans ait envie de mourir ? » Madeleine s’effondre encore un peu plus… Mais Madeleine va montrer, malgré les obstacles, une force de caractère peu commune. Elle repousse les avances de Gustave Joubert, l’ancien adjoint de son père, à la tête de la banque tout en refusant de venir en aide à son oncle Charles, un député en grandes difficultés financières en raison d’arrangements véreux. Madeleine va aussi s’employer à trouver un emploi à André Delcourt, l’ancien précepteur de Paul et enfin engager Vladi, une nounou polonaise ne parlant pas un mot de français, pour s’occuper de Paul, lourdement handicapé, auquel l’opéra, à travers la diva Solange Gallinato, apporte du réconfort…
C’est en 2018 que Pierre Lemaitre donne, chez Albin Michel, Couleurs de l’incendie qui fait suite au roman Au revoir là-haut qui valut le prix Goncourt 2013 à son auteur. « Pierre Lemaitre, dit Clovis Cornillac, est un auteur que je suis depuis ses premiers polars. (…) Ses livres font partie d’une littérature qui a trait à tout ce qui me plaît au cinéma : le romanesque qui, au même titre que le grand cinéma, allie une élégance d’écriture et une intelligence qui font que le divertissement sollicite l’esprit du spectateur. »
Avec à ses côtés, Pierre Lemaitre qui signe le scénario, l’adaptation et les dialogues de Couleurs de l’incendie (France – 2h16. Dans les salles le 9 novembre), Clovis Cornillac, après nous avoir entraîné dans la féérie du récent C’est magnifique !, se lance cette fois dans une vaste aventure humaine autour d’une femme sur le chemin de la ruine et du déclassement. Mais, face à l’adversité des hommes, à la corruption de son milieu et à l’ambition de son entourage, Madeleine va tout mettre en oeuvre pour survivre et reconstruire sa vie. Elle pourra compter sur l’étrange M. Dupré, un homme de l’ombre aux multiples ressources, qui va l’aider alors que la France observe, impuissante, les premières couleurs de l’incendie qui va ravager l’Europe.
Avec un imposant casting (Léa Drucker, Benoît Poelvoorde, Alice Isaaz, Olivier Gourmet, Jeremy Lopez, Fanny Ardant et… Clovis Cornillac qui s’est fait la tête de… Lénine), cette épopée en costumes, entre grande Histoire et petits complots en tous genres, se laisse très agréablement regarder…
ARGENT.- Prenez un gigolo (forcément) bien de sa personne… C’est Pierre Niney. Mettez-là dans la grande maison, sinon dans les draps, d’une ancienne gloire du grand écran (Isabelle Adjani). Le gigolo commence à manquer d’ « arguments » pour satisfaire les caprices de l’ex-vedette lorsque se pointe une jeune beauté (Marine Vactch) qui va lui faire perdre doucement les pédales…
Nous sommes sur la Côte d’Azur, la French Riviera donc, et Nicolas Bedos distille une comédie noire dont le cynisme ne dérange en rien mais qui finit par nous faire perdre le goût de la farce tant l’univers -celui du fric à gogo- nous paraît de plus en plus glauque.
De Nicolas Bedos, on avait bien aimé Monsieur et Madame Adelman (2017), un premier film plutôt enlevé. Le second, La belle époque (2019) avait le charme mélancolique d’un voyage dans le temps, version 2.0. On avait regrettté ensuite que le cinéaste passe à côté de son OSS 117 : Alerte rouge en Afrique noire.
Avec Mascarade (France – 2h14. Dans les salles le 1er novembre), Nicolas Bedos rate tout simplement sa cible avec une arnaque diabolique sur fond de mascarade sentimentale. Et pourtant le cinéaste devait connaître son sujet puisque son film fait référence, dit-il, à une période assez navrante de sa vie, quand,vers l’âge de 23 ans, « je me noyais dans l’oisiveté et l’argent des autres. » Bien sûr, le casting est de qualité (Emmanuelle Devos, François Cluzet, Laura Morante, Charles Berling) et on pourrait évidemment appeler à la rescousse des sommités comme Hitchcock (le complot) ou Wilder (Sunset Boulevard) mais non.