Terribles cellules chimériques…
Dans la nuit, à la faible lumière de la lune, une femme marche sur une plage… On entend le bruit sourd et lointain des vagues. Un enfant dans les bras, la femme, filmée de trois quarts dos, avance, suivie en travelling, vers la mer tandis que le grondement de la marée montante devient plus puissant…
Chez elle, Rama se réveille dans les bras d’Adrien, son compagnon. Elle a manifestement fait un mauvais rêve et Adrien lui glisse : « Tu appelais ta mère… »
On retrouve Rama dans un amphithéâtre devant des étudiants auxquels elle montre des images d’archives de femmes tondues à la Libération tout en citant un texte (« femmes humiliées, ravagées.. ») de Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour…
Puis, cette même Rama retrouve sa famille, sa mère, ses sœurs avant de prendre le train pour se rendre à Saint Omer, assister au procès d’assises de Laurence Coly, une femme accusée d’avoir tué Elise, sa fille de quinze mois, en l’abandonnant à la marée montante sur une plage de Berck-sur-Mer, dans le nord de la France. Jeune romancière, Rama s’est rendue à Saint Omer dans le but d’écrire un livre mais le procès va la bouleverser bien au-delà du drame de Laurence Coly…
Saint Omer s’ouvre ainsi, par une succession de quatre séquences qui annoncent le contenu du premier film de fiction d’Alice Diop qui, jusque là, s’était fait remarquer par des documentaires de société comme La mort de Danton (2011), Vers la tendresse (2016) ou Nous (2021), tous récompensés dans des festivals du cinéma du réel.
Des séquences qui illustrent le fait-divers, la vie privée puis familiale de Rama et qui ouvrent enfin à un propos plus global, par le biais des actualités d’époque, celui du rituel expiatoire des femmes tondues. Longtemps, les historiens n’ont eu qu’un intérêt marginal pour la « coiffure 1944 » des « collaboratrices à l’horizontale ». Aujourd’hui, ces explosions de haine, brèves et localisées, sont mesurées à l’aune d’une mise au pilori sexiste…
Car c’est peu de dire que Saint Omer est une profonde réflexion féministe au coeur d’un film de procès (la cinéaste note que le personnage de Brigitte Bardot dans La vérité de Clouzot lui a permis de construire celui de Laurence Coly) mis en scène avec un souci documentaire évident. Avec la directrice de la photo Claire Mathon (elle signa aussi la photo de films de Maïwenn, Corsini, Guiraudie, Garrel, Podalydès ou Sciamma), Alice Diop capte, en de longues séquences à la frontière du documentaire et de la fiction, le plus souvent en plan fixe, la grande théâtralité du rituel judiciaire.
Écoutée avec attention par la présidente de la cour, interrogée sans ménagement par un procureur qui la croit manipulatrice et affabulatrice, défendue par une avocate empathique, Laurence Coly tarde à se « dévoiler », à tomber le masque. Sur fond de préjugés racistes, elle semble vouloir se dédouaner de son crime en se cachant derrière des actes de sorcellerie, du maraboutage et des sorts lancés par les siens demeurés au Sénégal…
Alice Diop sonde longuement les traits de l’accusée, tentant de débusquer derrière le visage clos, les tenants et les aboutissements d’un acte insensé et horrible…
Dans le public de la salle d’audience, la romancière, sans doute en quête d’un sujet fort pour son ouvrage à venir (son éditeur lui parle déjà du titre provisoire) se nourrit des arguments de défense de Laurence. Au mépris de la loi qui interdit les enregistrements des débats d’assises (elle a ouvert le micro de son téléphone portable), Rama , alter-égo de la cinéaste, capte la matière vive d’une tragédie. Mais, lentement, sa posture de romancière se délite et cède le pas à un questionnement intime, celui de sa propre maternité en cours et également le drame de sa relation, lorsqu’elle était adolescente, avec une mère lointaine, distante, silencieuse, non-aimante…
Pour ce drame de l’infanticide qui fait référence à Medée (on voit des scènes du Medée de Pasolini avec Maria Callas), la cinéaste peut se reposer sur deux comédiennes nouvelles venues. Kayije Kagame incarne une Rama grande, fine et dont la sensibilité à fleur de peau permet au film, comme le remarque la cinéaste, d’échapper à une version cinématographique de Faites entrer l’accusé.
Guslagie Malanda s’est emparée du personnage réel de Fabienne Kabou, la mère infanticide qui, en 2013, avait abandonné sa fille sur une plage du Nord. Quasi-exclusivement filmée dans son box, Laurence Coly est une statue antique, « sublime, forcément sublime » pour reprendre Duras.
« Dans Saint Omer, observe Alice Diop, le fait divers est, consommé, digéré, recraché à travers le prisme de mon histoire intime et de ce projet politique qui consiste à raccrocher les histoires de ces femmes à la mythologie qui ne leur a jamais été offerte, à la tragédie qui vient révéler quelque chose de nous-mêmes, de moi et du spectateur. Bien sûr tout ça provient d’une histoire vraie, d’une matière documentaire, mais ce que permet la fiction c’est d’en faire quelque chose qui n’a plus à voir avec l’histoire d’une seule femme, mais avec notre histoire à toutes. »
Avec Saint Omer, Lion d’argent et Grand prix du jury à la Mostra de Venise 2022, prix Jean Vigo 2022 et candidat de la France aux prochains Oscars hollywoodiens, Alice Diop cherche à explorer « la grande question universelle […] de notre rapport à la maternité ». Et ce n’est évidemment pas un hasard si la plaidoirie de l’avocate de la défense (Aurélia Petit) est livrée face caméra. Car c’est bien au spectateur que la cinéaste s’adresse lorsqu’elle évoque la chaîne infinie des mères et des filles, le nouveau-né qui emporte les cellules de sa mère mais qui lui laisse pourtant les siennes pour l’éternité… Les biologistes les nomment « cellules chimériques ». Une dénomination qui a quelque chose de magique…
SAINT OMER Drame (France – 2h02) d’Alice Diop avec Kayije Kagame, Guslagie Malanda, Valérie Dréville, Aurélia Petit, Xavier Maly, Robert Cantarella, Salimata Kamate, Thomas Depourquery, Adama Diallo Tamba, Mariam Diop, Dado Diop. Dans les salles le 23 novembre.