Un « ange » en mission à al-Azhar
Simple fils de pêcheur du delta du Nil, Adam Taha voit son existence basculer lorsqu’il obtient une bourse pour aller étudier à la fameuse université al-Azhar, mythique épicentre de l’islam sunnite… Même si son père regrette de voir partir Adam, il considère que « nul ne peut entraver le désir du Seigneur ». Le timide presqu’adolescent grimpe donc dans le car qui va l’emmener au Caire. Il s’installe discrètement dans son dortoir parmi les nombreux étudiants de cette prestigieuse institution. Mais le jour de la rentrée, son destin va basculer lorsque le Grand Imam de la mosquée al-Azhar meurt, presque devant les étudiants.
Car cette disparition soudaine est l’occasion pour le pouvoir égyptien de tenter de reprendre la main face au pouvoir religieux : « C’est une question de sécurité nationale ». Car le pouvoir est persuadé que les Frères musulmans ont infiltré al-Azhar. Las, la Sûreté de l’État a perdu, dans la place, son informateur, démasqué et éliminé et il lui faut un nouvel espion, un nouvel « ange »…
Suédois de naissance mais d’origine égyptienne, Tarik Saleh a été révélé à l’international en 2017 avec Le Caire confidentiel, un remarquable polar autour du meurtre, dans une chambre d’hôtel du Nile Hilton, d’une célèbre chanteuse doublé d’une brillante étude de la corruption d’un pays au bord de la révolution.
Avec La conspiration du Caire, le cinéaste de 50 ans entraîne le spectateur au cœur d’une lutte de pouvoir implacable entre les élites religieuse et politique du pays. En s’appuyant sur des souvenirs personnels (son grand-père fut le premier de son village reculé a être admis à al-Azhar, alors plus fameuse université d’Afrique et du Moyen-Orient), le cinéaste développe, en s’appuyant sur les codes du film de genre, un palpitant thriller d’espionnage dont le scénario fut primé, au printemps, au Festival de Cannes.
Choisi par le pouvoir, Ibrahim, officier à la Sûreté, s’entend dire : « Le président veut l’imam Beblawi. Faites en sorte qu’il soit élu… » Il s’agit bien sûr que le nouvel Grand imam partage les idées du pouvoir politique.
Homme usé mais expérimenté, soumis aussi aux rivalités et aux pressions au sein de son service, le colonel Ibrahim (le Libano-suédois Fares Fares, alter ego du cinéaste, déjà présent dans Le Caire confidentiel) va donc recruter Adam et l’amener, mieux le contraindre, à infiltrer le groupe des Frères musulmans d’al-Azhar. « Tu pries et tu observes qui d’autre prie… »
Commence alors un jeu dangereux où Adam (le comédien israélo-palestinien Tawfeek Barhom), « coaché » par Ibrahim qui le retrouve régulièrement dans un café en ville, va tenter d’informer son contact. Il est alors question autant des activités des extrémistes djihadistes, des secrets familiaux de certains imams ou encore de la stratégie d’un cheikh aveugle, Adam tentant aussi de préserver sa peau dans un redoutable merdier… « Ton coeur est encore pur mais chaque minute, ici, va le noircir… » lui dit-on.
C’est en relisant Le nom de la rose, le thriller médiéval d’Umberto Eco, que Tarik Saleh s’est dit : « Et si je racontais une histoire de ce genre mais dans un contexte musulman ? Est-ce que ce serait possible ? Est-ce que j’en aurais le droit ? Est-ce que c’est dangereux ? » Le cinéaste a donc commencé à imaginer une histoire qui se déroulerait à notre époque et autour d’un fils de pêcheur qui obtiendrait une bourse d’université. « Aujourd’hui, observe le metteur en scène, l’université rassemble plus de 300.000 étudiants et 3.000 professeurs. Le Grand Imam qui est le directeur de l’institution est l’équivalent du Pape dans la religion catholique : il est la plus haute autorité de l’islam sunnite. Ses fatwas – qui sont des recommandations très puissantes – sont les plus importantes qui existent. N’importe quel musulman même modéré écoutera toujours ce que le Grand Imam a à dire. De même, tout dirigeant en Egypte doit prendre connaissance de ses recommandations quand il décide de promulguer de nouvelles lois. »
Dans ce récit dense et complexe (où la taupe incarnée par Adam fait songer à John Le Carré, un écrivain apprécié du réalisateur) les coups bas, les vilaines intrigues, les doubles jeux et les complots en tous genres se succèdent tandis que le colonel Ibrahim, peut-être pas aussi tordu qu’il n’y paraît, livre à Adam les ficelles du métier d’ange… Le spectateur peut alors se sentir dans la peau d’Adam qui ne maîtrise pas totalement les tenants et les aboutissants de ce qui se passe derrière les murs d’al-Azhar… Mais cela n’enlève rien au caractère passionnant de ce polar qui vaut absolument le coup d’oeil…
Interdit de se rendre en Egypte depuis 2015 (trois jours avant le début du tournage de Le Caire confidentiel, les services de sécurité lui ont ordonné de quitter le pays), Tarik Saleh, qui se considère comme « un Egyptien de Suède », n’a donc pu réaliser son nouveau film dans la capitale égyptienne même si on en voit néanmoins des images (on remarque notamment la tour du Caire) et le cinéaste s’est rabattu, pour représenter Al-Azhar, sur la mosquée Süleymanye d’Istanbul, un bâtiment magnifique bâti au 16e siècle, dont le maître d’œuvre, Sinan, a formé l’architecte de la Mosquée Bleue. « Dans l’islam sunnite, dit encore Saleh, on ne représente pas l’être humain, donc les motifs visuels sont des figures géométriques, réparties de façon quasi mathématique. J’ai aimé la puissance graphique qu’elles offraient, notamment dans les scènes situées dans la cour de l’université. On m’a fait remarquer qu’elles font penser à un échiquier sur lequel s’affrontent les différents courants de l’islam. C’est tout à fait ça ! » Et puis, comme le remarque un personnage, « le pouvoir est une arme à double tranchant »…
LA CONSPIRATION DU CAIRE Thriller (Suède – 1h59) de Tarik Saleh avec Tawfeek Barhorm, Fares Fares, Mohammad Bakri, Makram J. Khoury, Medhi Dehbi, Moe Ayoub, Sherwan Haji, Admed Laissaoui, Jalal Altawil, Ramzi Choukair. Dans les salles le 26 octobre.