L’humour, une arme redoutable
Non, le documentaire, ce n’est pas barbant! Enfin oui quand il s’agit de la mise en boîte des sardines le long des fjords de Norvège… Mais ça, c’était dans les années 50. Depuis de grands cinéastes comme Depardon, Marker, Van der Keuken, Philibert, Wiseman et d’autres lui ont donné ses lettres de noblesse.
Pour se convaincre de la puissance cinématographique du documentaire, voici donc « Caricaturistes – Fantassins de la démocratie » réalisé par Stéphanie Valloatto et que le récent Festival de Cannes a retenu dans sa sélection officielle – hors compétition. Producteur et co-auteur du film, Radu Mihaileanu (lui-même cinéaste: « Va, vis et deviens », « Le concert ») explique: « Je suis né en Roumanie, sous Ceaucescu, dans un pays sans liberté… » Suffisant pour croire aux valeurs de liberté et de démocratie. Cette production est aussi née de l’amitié qui lie Mihaileanu et Plantu, le dessinateur du « Monde ». En 1998, lorsque le cinéaste achevait son film « Train de vie », Plantu lui fit une proposition d’affiche et lui parla de l’association « Cartooning for Peace », réseau international de dessinateurs de presse engagés qui combattent, avec art et humour, pour le respect des cultures et des libertés.
La volonté des auteurs, ici, est de couvrir toutes les zones géopolitiques du monde pour proposer un vrai panorama de dessinateurs qui ont en commun de s’en prendre aux tabous, de dénoncer les interdits, d’interroger des sujets sensibles en ouvrant le champ de la liberté. Car la liberté, c’est de tout mettre en discussion, tout mettre en débat, tout mettre en mouvement. L’idée, c’est aussi de faire un pont entre une identification du spectateur à de fortes personnalités et des thématiques comme la politique, l’économie, le droit des femmes, l’argent, par exemple des narcotrafiquants ou la religion et les extrémismes…
Les douze fous formidables, drôles et tragiques qui s’expriment, crayon au poing, dans « Caricaturistes » sont l’Algérien Slim, la Vénézuélienne Rayma, le Cubain Boligan, le Russe Zlatkovsky, l’Israélien Kichka, , le Palestinien Boukhari, le Chinois Pi San, la Tunisienne Willis, l’Américain Danziger, l’Ivoirien Zohoré, le Franco-Burkinabé Glez et le Français Plantu.
Avec le souci, pendant le tournage, de ne jamais mettre en péril la vie de ses « interprètes », Stéphanie Valloatto nous entraîne à la suite d’artistes qui sont extraordinaires parce qu’ils ne baissent pas les bras. Le quotidien de Rayma Suprani, par exemple, est un cauchemar. Ainsi le seul fait de se déplacer dans Caracas lui fait courir des risques sérieux. Pourtant la caricaturiste du journal « El Universal », régulièrement menacée pour ses dessins qui attaquent le régime en place, s’arrache à son isolement par ses dessins. Lorsque la nouvelle constitution vénézuélienne a interdit que l’on dessine le visage du président (!), Rayma a croqué une banane avec une couronne royale. Et tout le monde a reconnu Chavez… Et l’accession au pouvoir de Maduro n’a rien changé ni au travail de Rayma, ni à sa condition d’opposante, ni hélas à son isolement. C’est d’ailleurs sur une plage du Vénézuéla qu’a été tourné l’ultime plan du film, avec le mot Libertad sur la grève…
Mais on pourrait tout autant évoquer le sort de Zlatkovski, peut-être le caricaturiste le plus célèbre de Russie, interdit de publication dans son pays comme il l’était déjà du temps de Brejnev. Pour survivre, Zlatkovski a été jusqu’à se faire le taxi de nuit… illégal. Quant à Pi San, caricaturiste d’animation dont le travail est diffusé uniquement sur internet, il répond au « Que doit-on faire? » d’un jeune interlocuteur par « Sans oser, comment le savoir? » Et puis on se régale aussi des savoureux échanges, entre Jérusalem et Ramallah, de ces deux amis que sont Kichka et Boukhari… La diversité de leurs expressions est la sève de la démocratie.
Alors on pourrait se dire que Plantu, avec ses 20.000 dessins publiés, est un verni. Certes, la situation de la France n’est pas celle du Vénézuéla ou de la Chine. Mais Plantu, fil rouge du film et trait d’union entre les différents caricaturistes, a quand même eu à affronter quelque 180 procès… De toute manière, la liberté d’expression n’est jamais une chose définitivement acquise. Lorsque le journalisme est en danger, que la liberté de la presse est menacée, la démocratie s’arrête.
Cultivant l’humour, « Caricaturistes » est une belle leçon d’humanité et de panache. Aller voir « Caricaturistes », c’est très divertissant malgré la gravité du propos et, mieux encore, c’est même un acte citoyen. Par les temps qui courent, ce n’est pas du luxe.
A NOTER: les éditions Actes Sud publient aujourd’hui un livre qui prolonge le film avec plus de 300 dessins des artistes présents dans « Caricaturistes » et explique aussi leur processus créatif.