La Babel de la xénophobie banale
Dans un paysage de forêt enneigée, un gamin marche, son sac de classe sur le dos… Soudain l’enfant s’arrête, fixe avec une crainte certaine dans le regard, un hors-champ dont on saura rien. Sinon, qu’au lendemain de cette « rencontre », le jeune Rudi ne parlera plus…
Après une bousculade avec un collègue dans l’abattoir industriel où il était employé, Matthias Auer a quitté précipitamment l’Allemagne. Quelques jours avant Noël, il est de retour dans son village natal de Transylvanie. Pour cet homme fermé (Marin Grigore), la situation est difficile. Il s’inquiète pour Rudi, son fils resté trop longtemps à la charge d’Ana, sa mère. Le père voudrait s’impliquer plus dans l’éducation du petit et l’aider à surpasser ses angoisses irrationnelles. Par ailleurs, Matthias constate que la santé d’Otto, son père, décline. Et puis les retrouvailles avec Csilla, son ex-petite amie (Judith State… avec un faux air de Judith Henry), n’arrangent rien.
Avec son sixième long-métrage, le cinéaste roumain Cristian Mungiu livre un constat glaçant du racisme ordinaire. Une petite communauté enracinée dans ses traditions séculaires est rattrapée par les effets de la mondialisation. Les valeurs d’autrefois se sont dissipées aussi vite que les plus jeunes sont partis à l’étranger tenter de gagner décemment leur vie. L’accès à internet, censé relier le moindre village reculé au monde entier, n’a pas apporté de nouvelles valeurs mais a plutôt accablé les gens par la difficulté de plus en plus grande de distinguer la vérité de leurs opinions personnelles dans le chaos moral et médiatique… Et tout va tourner au drame lorsque la propriétaire et la directrice de la boulangerie industrielle installée dans le village, tentent de recruter du personnel… Les forces vives du village ne sont plus là. Ceux qui sont restés, estiment que les salaires sont trop bas. Alors, la solution revient à recruter une poignée de travailleurs venus du Sri Lanka. Mais le village ne l’entend pas de cette oreille… Que viennent faire ici ces types avec leurs maladies et leurs virus? Pire, ils pétrissent, avec leurs mains nues, « notre » pain…
Avec R.M.N., Mungiu questionne les dilemmes de la société actuelle : la solidarité face à l’individualisme, la tolérance face à l’égoïsme, le politiquement correct face à la sincérité. Il interroge aussi ce besoin atavique d’appartenance, de s’identifier à son groupe ethnique, à son clan et de considérer naturellement les autres (qu’ils soient d’une autre ethnie, d’une autre religion, d’un autre sexe ou d’une autre classe sociale) avec réserve et suspicion.
« C’est une histoire, dit-il, sur les temps anciens (perçus comme dignes de confiance) et les temps actuels (perçus comme chaotiques) ; sur la sournoiserie et la fausseté d’un ensemble de valeurs européennes qui sont davantage revendiquées qu’elles ne sont appliquées en réalité. C’est une histoire d’intolérance et de discrimination, de préjugés, de stéréotypes, d’autorité et de liberté. C’est une histoire de lâcheté et de courage, d’individu face à la foule, de destin personnel face au destin collectif. C’est aussi une histoire de survie, de pauvreté, de peur face à un avenir sombre. »
Dans cette Transylvanie, que Mel Brooks mettait en scène, en 1974, dans Frankenstein Junior, comme un endroit du bout du monde où sévissaient les vampires et les monstres, les suceurs de sang ne sont plus là mais la population est pourtant bien inquiétante. Car, dans cette région disputée entre la Roumanie et la Hongrie (« La Roumanie a toujours été entre deux empires » dit un personnage), où l’on trouve aussi des Allemands même si la plupart d’entre eux sont partis dans les années 70 lorsque le Conducator les a vendus à la République Fédérale Allemande pour 5000 DM par tête. Les autres sont partis après la chute du communisme. Mais leurs maisons, leurs églises fortifiées, leurs cimetières et leurs villages aux hautes clôtures sont toujours là. Quant aux nombreux Roms de Transylvanie, les premiers sont arrivés en tant qu’esclaves ou en tant que domestiques il y a deux siècles et beaucoup se sont ensuite installés dans les maisons abandonnées par les Allemands après leur départ…
Avec autant d’ethnies (dans le film, on entend parler roumain, hongrois et d’autres langues comme l’allemand ou le français et la couleur des sous-titres est là pour les distinguer), la Transylvanie est devenue le terrain de jeu favori des mouvements populistes ou nationalistes. Mais Mungiu ne livre pourtant pas un pesant film didactique…
D’abord parce que R.M.N. repose sur une image bleutée et froide où le ciel et la neige se confondent. Ensuite parce que le cinéaste de 54 ans a fait le choix d’une mise en scène traversée d’éclats fantastiques et de musiques (les Danses hongroises de Brahms ou le duo des fleurs du Lakmé de Léo Delibes), de références à la culture roumaine (la philosophie de vie associée au poème populaire Mioritza) et construite entièrement sur des plans-séquences qui impriment leur propre rythme interne au film.
On se souvient avoir découvert Cristian Mungiu en 2007 à Cannes où il rafla la Palme d’or avec 4 mois, 3 semaines, 2 jours, un drame sordide qui se déroulait en Roumanie, lors des dernières années du pouvoir de Nicolae Ceausescu. Une étudiante tentait de se faire avorter avec l’aide de sa colocataire. Une terrifiante aventure intime où les deux jeunes femmes tentaient de reprendre le contrôle de leur féminité et de leur corps pour survivre à l’horreur. Sans doute que R.M.N, également en compétition sur la Croisette, cette année, n’est pas aussi brutal. Mais cette chronique de la xénophobie ordinaire a néanmoins de quoi faire s’interroger…
On retient évidemment le long plan-séquence (17 minutes) où les villageois sont réunis dans la salle des fêtes et où s’expriment pas moins de 26 personnages. « On n’a rien contre ces gens-là mais qu’ils restent chez eux ! » dit l’un. « Les gens d’ici ne veulent plus travailler. Ils préfèrent les allocations » dit la propriétaire de la boulangerie et les autres menacent de ne plus acheter le pain local… Quant aux Gitans, c’est simple : « Impossible de les intégrer », clame un type…
R.M.N. signifie, en roumain, Rezonanta Magnetica Nucleara. Soit I.R.M. en français pour décrire globalement un scanner cérébral qui tente de détecter des choses sous la surface. « Apparemment, dit le cinéaste, l’empathie et d’autres compétences sociales sont générées à la surface du cortex cérébral, tandis que les instincts plus primaires qui ont permis aux humains de survivre occupent les 99 % restants du cerveau. »
Alors, au-delà des connotations sociales, Mungiu, qui avoue aimer les choses qui ne peuvent se dire avec des mots, situe son histoire à un niveau humain plus profond. Il évoque la façon dont nos croyances peuvent façonner nos choix. Il pointe nos instincts, nos pulsions irrationnelles et nos peurs, des animaux enfouis en nous, l’ambiguïté de nos sentiments, de nos actions et de l’impossibilité de les comprendre pleinement. Qui sont ainsi, dans une conclusion fantastique, ces ours, mis en joue par Matthias, qui se dressent dans la nuit de la forêt ? Des bêtes féroces qui vont entrer dans la ville ? Ou qui sont déjà dans la tête des villageois ?
R.M.N. Drame (Roumanie – 2h05) de Cristian Mungiu avec Marin Grigore, Judith State, Macrina Barladeanu, Orsolya Moldovan, Andrei Finti, Mark Blenyesi, Ovidiu Crisan, Amitha Jayasinghe, Gihan Edirisinghe, Nuwan Karunaratha. Dans les salles le 19 octobre.