La journaliste et le tueur « divin »
Une fille au regard triste se regarde dans un miroir. Elle a les cheveux noirs et dénoués, libres. Sur ses épaules, on remarque des traces sombres de coups. Elle se penche sur un lit et murmure : « Ma chérie, je serai de retour avant ton réveil… » Dans la rue, un foulard sur sa tête, elle marche, droite. Un peu plus loin, dans des toilettes, elle enfile des escarpins et range ses lourdes chaussures dans un sac… Avant de sortir, elle arrange une longue mèche sur l’œil. Un client lui promet : « Je vais te défoncer, te déchirer… » Frappée au visage, elle est ensuite virée comme une malpropre. La fille est en manque. Une vieille femme, assise à même le sol, lui permet de fumer du crack. Dans une voiture, elle pratique une fellation sur un type qui la force soudain à se baisser. La police est passée. Le type refuse de lui donner son argent : « Dégage ! Je n’ai pas joui ». Dans la nuit, les voitures passent, s’arrêtent, repartent. Un motard : « Viens ! » Elle : « Fais-moi voir ton fric… » Le client l’amène dans un immeuble, lui ordonne de passer un tchador. « Pas de bruit. Il y a des voisins… » Pressentiment ? La fille : « Je ne le sens pas ce soir… » Trop tard, le tueur l’étrangle avec son foulard. Ses derniers mots, dans un souffle : « J’ai un gosse »…
La séquence d’ouverture des Nuits de Mashhad est digne des meilleurs thrillers américains. Angoissante, brutale à couper le souffle, terrible de violence. « Tout homme finit par rencontrer ce qu’il cherche à fuir ». Une sagesse persane qui ouvre le troisième long-métrage d’Ali Abassi, présenté en compétition officielle au dernier Festival de Cannes.
Nous sommes à plus de 900 km de Téhéran, dans le nord-est de l’Iran, en 2001. Les tours du World Trade Center viennent de partir en poussière mais à Mashhad, ce n’est pas vraiment une préoccupation. Ce qui inquiète les habitants de la deuxième ville la plus peuplée d’Iran et l’une des cités les plus saintes du chiisme, ce sont les agissements du tueur-araignée, un serial-killer qui, depuis des jours, en toute impunité, étrangle des prostituées, la nuit venue, dans les faubourgs mal famés…
C’est dans cette ville sous tension (devant un kiosque, un passant constate : « On n’ose plus sortir de chez soi. On ne comprend rien à cette violence ») que débarque, d’un bus, Arezoo Rahimi, reporter au journal Khorasan de Téhéran. Elle est venue enquêter sur ce tueur qui tient la police met en échec. De là à penser que l’individu est couvert par les autorités, il n’y a qu’un pas que la journaliste n’hésite pas à franchir. Après tout, l’homme, qui en est déjà à seize meurtres, doit bien laisser des indices. Et puis sa « mission » peut ne pas déplaire au pouvoir. Puisque l’homme, dans des coups de téléphone qu’il passe à Sharifi, un collègue de Rahimi, affirme qu’il entend débarrasser Mashhad des femmes corrompues qui racolent à deux pas du mausolée élevé à la gloire de l’imam Reza (766-818), au nom duquel le tueur revendique ses crimes…
Pour mener à bien la production (qui réunit le Danemark, l’Allemagne, la France et la Suède) de Holy Spider (titre original), le cinéaste danois d’origine iranienne (il est né en 1981 à Téhéran) a bataillé ferme. Le tournage s’est déroulé à Ammam en Jordanie et les protestations de l’Organisation du cinéma iranien, à l’occasion de la sélection du film à Cannes, donnent sans doute la mesure des choses. Le ministre de la Culture s’est insurgé contre une sélection « complètement politique » visant à « montrer une mauvaise image de la société iranienne ». A l’évidence, l’attribution du prix d’interprétation féminine à Zar Amir-Ebrahimi, magnifique en journaliste pugnace, n’a rien arrangé…
De fait, Les nuits de Mashhad dépasse, et de loin, le thriller et, plus globalement, le film de genre. Car c’est bien une réflexion politique qu’Abassi pose à travers les investigations de la journaliste et les actes d’un tueur dont on sait assez rapidement qui il est. Point d’inutile suspense ici. On découvre vite que le tueur-araignée est un certain Saeed, maçon quinquagénaire, père de famille de trois enfants et ancien combattant qui regrette de ne pas être tombé en martyr au combat. Un homme torturé qui n’assassine pas, selon lui, des prostituées mais accomplit « le djihad contre le vice ».
En s’appuyant sur des faits réels (un fait-divers qui s’est déroulé en 2000-2001 et qui a abouti à la condamnation à mort du tueur), Ali Abassi mêle donc deux portraits. Avec Arezoo Rahimi, on mesure d’emblée combien il est difficile d’être une femme en Iran aujourd’hui. Dès son arrivée à l’hôtel de Mashhad où elle a réservé une chambre, la journaliste est éconduite. Elle est seule, pas de mari. Donc pas de chambre. Il lui faudra exhiber sa carte de presse pour obtenir satisfaction. Et que dire du juge enturbanné qu’elle rencontre (sous la tutelle de son confrère Sharifi) qui lui assène qu’elle est « une femme à scandale » et menace : « Surveillez votre comportement ».
Couronnée meilleure actrice sur la Croisette, Zar Amir-Ebrahimi connaît, ici, une belle consécration avec son Arezoo Rahimi. Présente sur le projet depuis longtemps, la jeune femme de 41 ans y oeuvrait comme directrice du casting avant d’endosser le rôle principal à la suite de la défection d’une actrice. Réfugiée en France depuis 2008, « Zar », grande star de la télévision en Iran, a fui son pays à la suite d’une affaire de sextape où elle est mise en cause malgré ses dénégations…
Si le cinéaste montre bien le délicat travail de la journaliste, ses sorties de nuit, ses tentatives pour obtenir des témoignages chez les prostituées ou leurs proches, sa manière de carrément se mettre en danger en approchant le tueur, il va ensuite s’en éloigner pour se concentrer sur un assassin (« Dieu ne m’a pas fait pour être simple maçon ») dont la complexité impressionne tant il paraît charismatique et naïf puis fruste et « innocent ». Après être passé par la case film de procès (où Saeed apparaît presque comme un héros célébré par de multiples fans), cette rude exploration de la société iranienne s’achève sur une séquence à couper le souffle. Dans le bus qui la ramène à Téhéran, la journaliste visionne les images qu’elle a filmées au cours de son enquête. Elle y revoit le fils aîné de Saeed reproduisant, avec une précision satisfaite, la geste meurtrière de son père, notant la faiblesse des victimes et leur fin rapide…
LES NUITS DE MASHHAD Drame (Iran – 1h55) d’Ali Abbasi avec Zar Amir-Ebrahimi, Medhi Bajestani, Arash Ashtiani, Forouzan Jamshidnejah, Sina Parvaneh, Nima Akbarpour, Meshab Taleb, Firouz Agheli, Sara Fazilat, Alice Rahimi. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 13 juillet.