La mauvaise nuit de Victoria
Il est cinq heures, enfin un peu plus, et Berlin ne s’éveille pas encore… Pour Victoria, jeune Espagnole, la nuit s’achève dans une boîte de nuit. Dans l’éclat des lumières stroboscopiques, elle s’est longuement étourdie dans la danse. Au bar, elle avale cul-sec un dernier shot de vodka. Tout à côté de l’entrée, elle croise le regard de Sonne. Lui et ses trois copains n’ont pas eu le droit de pénétrer dans la discothèque. Sonne baratine vaguement Victoria et l’invite à venir boire une dernière bière. Il lui promet aussi de lui montrer le vrai Berlin, celui de la rue et de ses copains.
Sur son vélo, Victoria va donc suivre Sonne, Boxer, Fuss et Blinker. Au coin d’une rue tandis que passe et repasse une voiture de police, la bande manque d’en venir aux mains avec deux types. Ca gueule un peu et ça se tasse. La déambulation se prolonge jusqu’à un immeuble où la bande grimpe jusqu’au toit. Tout en fumant des joints et s’en intimant mutuellement le silence, Sonne et ses potes se racontent… On saura ainsi que Fuss est devenu célèbre à l’âge de 11 ans pour avoir volé un camion et avoir conduit jusqu’en Pologne… Blinker, lui, dérobait les scooters des livreurs de pizzas mais, dit-il, c’est parce que ses frères mouraient de faim… Tandis que Sonne est complètement sous le charme de Victoria, on apprend que Boxer a passé du temps en prison…
Alors que le jour tarde toujours à se lever sur Berlin, Victoria insiste pour partir. Elle doit rejoindre le café où elle est employée à quatre euros de l’heure et mettre tout en place avant l’ouverture. Sonne se propose de la raccompagner. L’oeil rieur, Victoria lui propose un dernier café mais Sonne préfère le chocolat froid. Qu’importe! Devant un piano, Sonne confie que son ancêtre se nommait… Mozart. Mais c’est Victoria qui se met au piano pour le subjuguer aux accords de la Mephisto Waltz de Franz Liszt. L’occasion, cette fois, pour la Madrilène de raconter les sept heures de piano par jour, les rêves de devenir concertiste et soudain la désillusion quand ses maîtres lui disent qu’elle n’est pas assez douée. Ce qui explique peut-être le voyage à Berlin, une fuite dans un monde étranger et inconnu…
Mais voilà que Boxer frappe à la vitre du café. Il exige que Sonne le rejoigne pour une affaire urgente. Le problème, c’est qu’ils doivent être quatre et que Fuss est complètement ivre… Sans savoir de quoi il retourne, Victoria propose de faire la quatrième. Elle prendra le volant d’une camionnette jusqu’à un parking souterrain où Boxer a rendez-vous avec un ancien détenu auquel il doit payer sa dette…
Victoria pourrait être un simple thriller allemand mais c’est beaucoup plus que cela. C’est un drame sous adrénaline et une odyssée nocturne en forme de tragédie chez les laissés-pour-compte… C’est avant tout un récit en temps réel en forme de cavale mortelle dans Berlin. Pour son quatrième long-métrage, le cinéaste allemand Sebastian Schipper s’est offert une véritable expérience de cinéma. Victoria est en effet constitué d’un unique plan-séquence, c’est-à-dire que le réalisateur met la caméra en route et ne l’arrête qu’à la fin du film! Le tournage a démarré le 27 avril 2014 peu après 4h30 du matin dans une boîte de nuit construite à cet effet afin que tous les lieux de tournage soient proches les uns des autres. Sebastian Schipper raconte: « Après 2h14, après avoir couru, marché, déambulé et grimpé dans 22 lieux différents, accompagné de 150 figurants gérés par six assistants-réalisateurs ainsi que sept acteurs suivis par trois équipes son, le film était enfin dans la boîte… Il était 6h54 du matin. »
Le plan-séquence est un outil, très fréquemment utilisé dans les films, de l’écriture cinématographique qui permet de maîtriser, notamment, la mise en scène du temps. Les films réalisés en un unique plan-séquence sont évidemment beaucoup plus rares. On sait que La corde (1948) d’Hitchcock est un vrai-faux unique plan-séquence. Alexander Sokourov, avec L’arche russe (2002) a, lui, réalisé un vrai unique plan-séquence de 96 minutes mais le film n’était pas passionnant. Tout récemment, Alejandro Gonzalez Inarritu a pensé son Birdman comme un unique plan-séquence mais ne l’a pas mis en scène comme tel.
Surtout Victoria, primé à la Berlinale, n’est pas (seulement) un brillant exercice de style. C’est un concentré d’émotions, de frissons, d’exaspération, avec de furtifs et inaboutis instants de tendresse et des éclats de pure violence. La mise en scène de Shipper place constamment le spectateur au plus près des personnages et on vit l’histoire avec eux. Et lorsqu’il est question de braquage, pour une fois, on « participe » littéralement à l’action.
Victoria est du cinéma palpitant, maîtrisé et assez furieux. C’est aussi une réflexion sur un monde à bout de souffle. Servis par des comédiens « à gueule » remarquables dans l’improvisation complète des dialogues, une poignée de paumés s’agitent dans une ville plus asphyxiante qu’hostile. Et il faut du temps au spectateur, étourdi mais bluffé, pour reprendre ses esprits lorsque Victoria (Laïa Costa) s’éloigne de la caméra pour retourner à sa « vie »…
VICTORIA Thriller (Allemagne – 2h14) de Sebastian Schipper avec Laïa Costa, Frederik Lau, Franz Rogowski, Burak Yigit, Max Mauff, André M. Hennicke. Dans les salles le 1er juillet.