Le patron et la balance qui penche mal
Au cœur de cette tragicomédie, tel un marionnettiste tirant toutes les ficelles du spectacle, Julio Blanco est un patron habile, charmant et… manipulateur qui s’implique sans vergogne dans la vie personnelle de ses employés pour améliorer la productivité de l’entreprise mais, à force de vouloir régler, bille en tête et contre la montre, tous les problèmes, Blanco est aussi amené à franchir toutes les lignes…
Révélé à l’international en 2002 avec Les lundis au soleil, un drame social sur des chômeurs qui, cinq ans après la fermeture de leur chantier naval de Vigo, en Galice, vivent au jour le jour, partageant angoisses et humiliations mais aussi plaisanteries et illusions, Fernando Leon de Aranoa est généralement considéré comme le chef de file de la veine sociale du cinéma espagnol contemporain…
Gros succès dans les salles espagnoles, El buen patron s’est imposé comme le grand triomphateur des Goyas 2022 (l’équivalent de nos César) avec six récompenses (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur acteur) et pas moins de onze nominations.
En une poignée de jours ouvrables –tandis que la commission doit arriver d’un instant à l’autre- Fernando Leon orchestre la descente aux enfers de Julio Blanco. Le bon patron paternaliste pour lequel tous les employés sont ses enfants, constate que tous les leviers de commande lui échappent.
Un ex-employé qui a été récemment licencié s’est installé sur le terre-plein qui fait face à l’entrée de l’usine. Aussi désespéré que bruyant, il agite des banderoles et clame des slogans approximatifs. « Elles disent quoi, ces banderoles ? » interroge un cadre. « Rien de bon » grimace Blanco qui rumine de malsaines idées pour faire dégager le manifestant. Quant à Miralles, le contremaître et ami de toujours de Blanco, il met carrément la production en danger parce qu’il est convaincu que sa femme le trompe. Quant à la ravissante Liliana (la Madrilène Almudena Amor, 28 ans, dans son premier film), embauchée comme stagiaire, elle fait vite chavirer les sens de Blanco… Il l’entraîne même dans une boîte de nuit où il lui parle de la justice qui a les yeux bandés. L’irrésistible Liliana : « J’adore qu’on me bande les yeux… » Forcément, l’échange finira sous l’édredon avec des soucis supplémentaires pour le patron…
Dans le décor froid d’un milieu industriel, le cinéaste dépeint, avec élégance, des personnages chaleureux ou… toxiques. L’humour grinçant se teinte parfois de tendresse comme dans la relation qui s’installe entre l’ex-employé et l’agent de sécurité qui surveille l’entrée de l’usine. Ensemble, ils partagent quelques mots, un café, le plus discrètement possible dans la crainte de sanctions pour le gardien…
Pour incarner le séduisant Blanco, le cinéaste a –forcément ?- choisi le grand Javier Bardem. Déjà présent dans Les lundis au soleil puis dans Escobar (2017) où Leon racontait la liaison du narcotrafiquant colombien avec Virginia Vallejo, une célèbre présentatrice télé, Bardem s’empare avec bonheur d’un personnage de comédie –fines lunettes cerclées et tempes argentées- pas si fréquent dans sa carrière. Excessif, amoral, embarqué dans ses manigances et ses combines, Julio Blanco ne sortira pas indemne d’une aventure qui devient un thriller puis une tragédie…
Comédie sur les relations personnelles et professionnelles au sein d’une société familiale, El buen patron est joyeusement mordant avant de virer au gris foncé puis au noir.
Grâce au rire, Fernando Leon de Aranoa se livre à un caustique jeu de massacre sur les mécanismes peu éthiques du néolibéralisme. C’est savoureux et cruel en diable !
EL BUEN PATRON Comédie dramatique (Espagne – 2h) de Fernando Leon de Aranoa avec Javier Bardem, Manolo Solo, Almudena Amor, Oscar de la Fuente, Sonia Almarcha, Fernando Albizu, Tarik Rmili, Rafa Castejon, Celso Bugallo. Dans les salles le 22 juin.