Une cruelle guerre des égos
Milliardaire espagnol, Humberto Suarez, arrivé à un âge vénérable, se demande ce qu’il peut encore faire de sa fortune pour laisser une trace durable. Louable question. Que l’on se pose seulement quand on ne sait plus que faire de ses moyens… « Je veux qu’on se souvienne de moi autrement ». Construire un pont à son nom ? Excellente idée, pense l’un de ses bras droits. Qui s’étrangle quand Suarez évoque l’idée de faire un film. Pas de le réaliser, évidemment mais de le produire, faire savoir aussi qu’il est derrière le projet. Un film ? Singulière idée mais Suarez est du genre à ne pas supporter qu’on lui dise non.
Le film sur le cinéma, qu’on songe simplement à La nuit américaine (1973) de François Truffaut, Huit et demi (1963) de Federico Fellini ou Boulevard du crépuscule (1950) de Billy Wilder, est quasiment un sous-genre en soi. « Il existe de nombreux films, précise Gaston Duprat, qui montrent les coulisses, comment un film est réalisé, les problèmes de production, les difficultés et les enjeux de la réalisation d’un projet. Mais il n’y a rien qui relate vraiment tout ce que font vraiment les acteurs, pour nous faire pleurer, pour nous faire rire, pour générer l’émotion… »
C’est donc au cœur d’une relation aussi complexe que généralement cachée que le spectateur de Compétition officielle est invité à se glisser. Et il s’y glisse avec d’autant plus de curiosité que le grand public apprécie de découvrir des monstres sacrés à l’œuvre dans un cadre qui ressemble étrangement aux jeux du cirque…
Humberto Suarez a donc fait acquérir, à prix d’or, les droits d’adaptation d’un roman qui vient d’obtenir le prix Nobel et il a choisi de le confier à Lola Cuevas, une réalisatrice de renom réputée à la fois pour ses choix radicaux et ses méthodes excentriques. Las, Mlle Cuevas annonce d’emblée qu’elle entend prendre beaucoup de liberté avec l’ouvrage…
Pour incarner deux frères que tout oppose depuis la disparition tragique de leurs parents, Lola Cuevas a choisi deux figures de l’écran. Félix Rivero n’est rien de moins qu’une star hollywoodienne alors qu’Ivan Torrès est un célèbre acteur de théâtre, cultivé et vieillissant, devenu éminent professeur dans une école prestigieuse. Ces deux-là n’avaient sans doute aucune raison de se retrouver dans un film tant leurs parcours ou leur approche du métier sont différentes…
Les Argentins Gaston Duprat et Mariano Cohn forment une paire de réalisateurs dont le parcours commun, depuis 1998, est jalonné d’une dizaine de longs-métrages régulièrement remarqués dans les festivals internationaux. On avait naguère apprécié leur travail dans Citoyen d’honneur (2016) où ils racontaient l’aventure de Daniel Mantovani, écrivain comblé et prix Nobel de littérature, qui vit à Barcelone, loin de son Argentine natale. Cet écrivain qui refuse systématiquement toutes les invitations, accepte pourtant d’être fait citoyen d’honneur de Salas, la petite ville où il est né. Mauvaise idée que de recroiser des habitants qui sont devenus les personnages de ses romans ! Car c’est un véritable et jubilatoire jeu de massacre qui commence…
Bien décidée à prendre le pas sur ses comédiens, à leur imposer ses vues, voire à les mettre carrément sous sa coupe, Lola Cuevas s’installe dans une préparation faite de lectures, de répétitions, d’exercice de concentration. Dans un beau bâtiment moderne aux espaces immenses et déserts (traversés parfois par les assistants de la cinéaste et des comédiens) mis à disposition par le producteur, Duprat et Cohn organisent une suite de retrouvailles où Rivero débarque dans une voiture de luxe rouge conduite par une bimbo tandis que Torrès arrive avec son sac de courses…
Dans une mise scène très dépouillée, où ils privilégient volontiers les plans larges qui isolent deux acteurs qui semblent alors perdre pied, les cinéastes, dans un registre pince-sans-rire, avancent doucement vers un dénouement dont on ne dira évidemment rien ici, sinon qu’il sera tragique…
Compétition officielle aborde, avec efficacité, des questions telles que le processus de création artistique, le degré de compétence professionnelle, les égos, le besoin de prestige et de reconnaissance, les différentes «écoles» de jeu et d’art dramatique… Le tout sur un fond de tensions porté par un humour froid bienvenu.
Même si on peut se dire que tous les tournages ne doivent pas ressembler à ça, on se régale de voir Lola Cuevas proposer à Félix Rivero qui doit jouer l’ivresse, de lui donner, sur une échelle d’un à dix, un 3,5 ! Et que penser du moment où Cuevas demande aux deux acteurs de venir, à la répétition, avec leurs plus prestigieux trophées, récompenses qu’elle va tout bonnement détruire avec une évidente euphorie.
Parmi les multiples notations saisies par le duo Duprat/Cohn, celle où Rivero arrive à la répétition en annonçant un problème personnel (il révèle qu’il est atteint d’une maladie incurable) est d’une impressionnante cruauté…
Evidemment Compétition officielle doit énormément à son casting. Egérie de Pedro Almodovar, Penélope Cruz s’en donne à cœur joie en cinéaste hystérique, bien décidée à pousser ses obsessions et ses désirs jusqu’au bout. Egalement révélé par les films du maître de la Movida, Antonio Banderas s’est glissé, avec Rivero, dans la peau d’un acteur charismatique dont la renommée internationale cache quand même un individu passablement bas du front. Quant à Oscar Martinez, vedette déjà de Citoyen d’honneur, il compose, avec son Ivan Torrès, un personnage assez puant, convaincu de sa supériorité intellectuelle et qui méprise l’art conçu comme un divertissement…
Avec une ironie très grinçante, Compétition officielle s’achève sur l’inauguration du pont Humberto Suarez.
COMPETITION OFFICIELLE Comédie dramatique (Espagne – 1h54) de Mariano Cohn et Gaston Duprat avec Penélope Cruz, Antonio Banderas, Oscar Martinez, José Luis Gomez, Manolo Sol, Nagore Aramburu, Irène Escolar, Pilar Castro, Koldo Olabarri, Juan Grandinetti. Dans les salles le 1er juin.