L’horreur des paysages intérieurs
« Je ne cherche pas à choquer ! » Dites comme cela aux médias qui le suivent en compétition officielle au Festival de Cannes, la déclaration de David Cronenberg sonne comme une petite provocation, eu égard à ce qui se raconte sur le dernier opus du cinéaste canadien. Ou alors, il s’agit d’un gentil petit coup de pub, façon « Venez voir comme je vais bien vous choquer ».
Silencieux depuis 2014 et Maps to the Stars, chronique grinçante du Hollywood des coachs particuliers, du développement personnel et des cures de désintoxication sur fond de régression et de décadence, qui n’était pas son meilleur film mais qui valut néanmoins le prix d’interprétation à Julianne Moore, David Cronenberg, 79 ans, revient en fanfare sur le devant du grand écran ! Et ce retour, c’est du grand art, du vrai cinéma !
Alors que le cinéma en salles est à la peine, le CNC a produit à Cannes des chiffres qui font froid dans le dos même si une embellie semble pointer depuis avril. La fréquentation en salles s’est établie en 2021 à 95,5 millions de spectateurs, soit une baisse de 55% par rapport à 2019. Les principales raisons sont connues comme, en premier lieu, une perte d’habitude d’aller au cinéma, la perception du prix du billet, le port du masque, la préférence de regarder des films sur d’autres supports et enfin le manque d’intérêt pour les films proposés.
Avec Les crimes du futur, justement, on est face, certes dans le domaine de l’horreur, à une vraie œuvre de cinéma. Originale, intrigante, surprenante, frissonnante, déroutante, sensuelle, suffocante… Autant de qualités qui font qu’on a envie d’entrer, avec une curiosité constamment en éveil, dans le regard d’un auteur de cinéma.
A petite distance d’un gros bateau de croisière reposant sur le flanc comme une baleine morte, Becken, un gamin, gratte le bord de la mer avec une vieille cuillère. Depuis une maison, sa mère lui interdit de manger quoi que ce soit et lui ordonne de rentrer. Elle retrouve le gamin dans la salle de bain… en train de dévorer un seau en plastique. Quelques instants plus tard, en sanglots, elle étouffe l’enfant endormi sur son lit avec un coussin.
Dans un futur proche, les humains ont appris à s’adapter à un environnement de synthèse. L’humanité est désormais capable de modifier sa composition biologique et notamment de se métamorphoser. L’énigmatique performeur Saul Tenser a fait de ses métamorphoses un spectacle d’avant-garde. Avec son assistante Caprice, il met en scène, en temps réel, pour ses adeptes l’ablation et la transformation de ses organes. Quel bonheur lorsqu’ayant remarqué une nouvelle hormone dans le sang de Tenser, l’assistante, avec son endoscope, découvre le néo-organe que produit le corps du performeur… Idéal pour permettre bientôt à Saul Tenser de réaliser en live un de ses paysages intérieurs qui ont fait sa réputation. Enquêtrice au Bureau du Registre National des Organes, Timlin n’est pas la dernière à être fascinée par le geste artistique du duo Tenser/Caprice. Mais les choses dérapent lorsqu’un mystérieux groupe d’activistes décident de profiter de la notoriété de Saul Tenser pour révéler au monde, autour de la mort du jeune Becken, la prochaine étape de l’évolution humaine…
Avec Crimes of the Future, son 22e long-métrage depuis 1969, David Cronenberg réveille un projet datant du début des années 2000 et laissé de côté. Un scénario original qu’il expose sous l’influence de l’actualité et de l’inquiétante question de l’ingestion par les humains de plastique et qui lui permet une remarquable réflexion de science-fiction onirique.
Autour des addictions et des phobies (le corps-roi) de la société occidentale, Les crimes du futur s’impose comme une synthèse des grands thèmes qui traversent depuis toujours l’œuvre de Cronenberg. Au-delà du regard critique porté sur les pratiques artistiques les plus radicales, les performances de Saul Tenser s’inscrivent dans l’étude du corps humain sous les angles de l’angoisse et de la monstruosité. Le performeur est un parent de Seth Brundle (Jeff Goldblum), l’excentrique inventeur d’un appareil de téléportation (La mouche, 1986) ou des jumeaux Mantle (Jeremy Irons), les gynécologues fous de Faux-semblants (1988).
Le nouveau Cronenberg met aussi en évidence le rapport de l’humain avec la technologie sous un aspect visionnaire. Il en va ainsi des machines dans lesquelles Tenser tente de trouver un sommeil apaisé ou encore du Sark, la table d’autopsie, « un modèle mythique », sur laquelle Caprice installe Tenser pour ses performances. On songe alors à l’excitation sexuello-morbide pour les épaves automobiles dans Crash (1996). Dans sa dimension thriller, Les crimes… observe la dégénérescence du corps social. Le Registre national des organes renvoie à l’univers orwellien de 1984 et on se demande si Tenser n’est pas un agent infiltré d’un service secret gouvernemental…
Par-delà les références (la chaise à manger est un clin d’œil aux Temps modernes de Chaplin), Les crimes du futur repose sur une mise en scène brillante et maîtrisée. L’image, les cadres, les décors « organiques » qui semblent sortir des images de Giger pour Alien, les couleurs sombres participent de la cohérence d’une œuvre cérébrale et sensuelle. Evidemment, l’interprétation est au niveau! Léa Seydoux, avec un grain de folie dans le regard, est Caprice. Kristen Stewart est impressionnante en « insecte bureaucratique ». Cronenberg retrouve aussi Viggo Mortensen, son acteur-fétiche pour leur quatrième collaboration après A History of Violence (2005), Les promesses de l’ombre (2007) et A Dangerous Method (2011) où il incarnait Sigmund Freud. Avec son apparence plus proche de la Mort dans Le septième sceau de Bergman que de Darth Vador, le comédien américano-danois se glisse avec une aisance douloureuse (il donne constamment le sentiment d’étouffer) dans un personnage d’artiste névrosé et torturé qui évolue entre art et confusion. David Cronenberg fait sienne la formule « La vraie beauté est intérieure », l’angoisse existentielle en plus.
LES CRIMES DU FUTUR Thriller horrifique (Canada/Grèce – 1h47) de David Cronenberg avec Viggo Mortensen, Léa Seydoux, Kristen Stewart, Scott Speedman, Don McKellar, Welket Bungué, Tanaya Beatty, Nadia Litz, Yorgos Karamihos. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 25 mai.