Des sentinelles perdues en temps de paix
Une boîte de nuit, ses lumières stroboscopiques et ses danseurs… C’est là probablement que Christian Lafayette s’est pris une tête au carré. Les yeux tuméfiés, devant une juge dubitative, il explique tant bien que mal pourquoi il portait un pistolet Tokarev sur lui. Parce qu’il avait bu, il avait fallu trois policiers pour le maîtriser. Et puis non, il n’a jamais travaillé dans le civil. S’il s’en sort, c’est parce que son « père », en l’occurrence le commandant de Royer, a fait ce qu’il fallait mais il le prévient : « C’est la dernière fois que je viens vous chercher chez un juge… »…
Christian Lafayette est de retour d’Afghanistan, au lendemain d’une opération militaire qui avait tourné à la catastrophe. Dans des conditions plus que suspectes, plusieurs de ses frères d’armes sont tombés sous les balles. D’ailleurs, les hautes instances militaires ont ouvert une enquête interne pour comprendre ce qui s’est passé et définir les responsabilités.
En attendant, Christian galère à Paris où il a retrouvé son « frère » Mounir. Rescapé sans doute mais traînant désormais la jambe et encore plus dans l’impasse que Christian. Quant à Henri, l’autre copain, il végète, hébété, dans un fauteuil roulant, enfermé chez les « fous »…
Ces soldats, rendus à la vie civile, sont comme des gamins désemparés. L’autorité n’est plus là, l’organisation militaire non plus. Quant à la fraternité d’armes… Alors Christian enfile une chemise, met soigneusement sa cravate, noue un tablier autour de la taille et s’en va laver les allées d’un supermarché. Ses moments d’évasion se résument à un tour sur le toit d’une barre d’immeuble où il joue avec un cerf-volant…
« Dans le film, précise le réalisateur, l’enfance est le ciment de tout (…) Quand on doit régler des comptes entre frères, il est souvent question d’amertume et de jalousies anciennes, de l’enfance. Quand Christian joue au cerf-volant, un autre héritage de la culture afghane, il tente de retrouver une innocence d’avant la guerre. Et quand il apprend à aimer, il a les mains tremblantes des premières fois… »
Avec Sentinelle sud, son premier long-métrage, Mathieu Gérault évoque le difficile retour d’un soldat à la vie civile, cela d’autant plus que Christian Lafayette qui voue un véritable culte au « père », cette parfaite figure d’autorité, va découvrir que les motivations qui ont conduit à la désastreuse opération militaire, étaient loin d’être héroïques. Pire, même, elle dissimulait tout bonnement un trafic d’héroïne. Mounir et Henri avaient touché une grosse somme pour sortir trois kilos d’opium d’Afghanistan. Aujourd’hui, Jean-Claude Abraham, chef d’un gang de manouches, vient demander des comptes et réclamer sa drogue. Pour Mounir et Christian, pas d’autre alternative que de reprendre les armes mais la raison n’est plus la même. Et Abraham sait qu’il a affaire à des « hommes », lui qui se moque des petits superhéros de son entourage qui ont peur de perdre leur portable.
Situant son film à la croisée des genres, Mathieu Gérault mêle, dans Sentinelle sud, le film noir (la dette, le braquage d’une bijouterie, la tentation criminelle et la mort des amitiés) avec une chronique sociale sur la difficulté du retour de la guerre. Si la part « film noir » est bien menée, la chronique sociale est heureusement plus forte. Sans jamais faire de flash-back sur les combats, le cinéaste s’attache, avec le personnage de Christian, à la dérive d’un parfait anti-héros qui estime que le monde civil n’a aucune grandeur. D’ailleurs, dit-il, il ne boit que lorsqu’il est en civil… Avec Mounir, le cinéaste évoque aussi un naufragé perdu dans une quête identitaire profonde. L’enfant d’immigrés qui a donné sa jambe pour son pays, se demande, avec une ironie amère, ce que c’est d’être français… Et de s’emporter : « Où tu as vu qu’on était vivant ! »
Au fil de l’aventure (portée par une belle b.o. des frères Galperine) on mesure petit à petit le parcours de Christian qui a connu les familles d’accueil (il a été élevé par la mère de Mounir) puis la ferme où vivait son grand-père et où il retournera peut-être vivre et élever des moutons…
Ce thriller traversé par la question du doute et de la croyance (il s’ouvre sur une citation de Citadelle de Saint-Ex : « Va dans la cale me dénombrer les moutons morts, il arrive qu’ils s’étouffent l’un l’autre dans leur terreur ») s’appuie sur une solide distribution. Sofian Khammes, découvert dans Chouf de Karim Dridi, est un Mounir désintégré et au bout du rouleau de ses espoirs, sinon de ses convictions. Avec le commandant De Royer, Denis Lavant trouve un rôle inhabituel qu’il habite une fois de plus avec son impressionnante intensité. Seul personnage féminin majeur de Sentinelle sud, la toujours épatante India Hair incarne Lucie, l’ergothérapeute qui suit Henri à l’hôpital. Auprès de cette jeune femme mature, Christian peut croire à autre chose, peut-être à un nouveau départ, à une nouvelle famille. Quant à Niels Schneider, présent dans quasiment tous les plans, il apporte, à la fois une force et une enfance à Christian. Déjà l’affiche chez Xavier Dolan (J’ai tué ma mère en 2008 et Les amours imaginaires en 2010), le comédien franco-québecois, vu aussi dans Sybil (2019) ou Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait (2019) et bientôt dans Suzanne Andler de Benoît Jacquot, exprime avec brio et sobriété, la fébrilité intérieure et l’irruption de la violence d’un personnage chaotique…
SENTINELLE SUD Drame (France – 1h36) de Mathieu Gérault avec Niels Schneider, Sofian Khammes, Thomas Daloz, Denis Lavant, India Hair, David Ayala. Dans les salles le 27 avril.