Les pesants silences de la justice allemande
Effondré dans un fauteuil du hall d’entrée d’un grand hôtel berlinois, un vieil homme prostré murmure : « Il est mort. Suite présidentielle ». Quelques instants plus tôt, il a sonné à la porte de la dite suite, s’est présenté comme un journaliste qui avait pris rendez-vous avec Jean-Baptiste Meyer, industriel de la bonne société allemande. Au lieu de sortir stylo et carnet, l’homme empoigne une arme, oblige Meyer à se mettre à genoux et l’abat sans manifester le moindre état d’âme.
Qui est donc Fabrizio Collini ? Qui est cet Italien qui vit modestement et sans faire de vagues depuis trente ans à Stuttgart ? C’est ce que devra découvrir Caspar Leinen, jeune avocat, commis d’office pour assurer la défense de Collini. Mais l’accusé a choisi de ne pas dire un mot. Pour ses débuts, Leinen hérite d’un dossier dont il tarde à mesurer l’ampleur et plus encore d’une affaire criminelle qui va bouleverser sa vie privée.
Avec Der Fall Collini, Marco Kreuzpaintner signe son septième long-métrage : « L’affaire Collini fait partie de ces histoires d’ordre moral qui sont sont aujourd’hui rares, où l’on peut d’une part être indigné par une forme de monstruosité, et en même temps accompagner le héros dans sa quête de justice ». Car Caspar Leinen va être amené à lever le voile sur une loi dite « loi Dreher » qui, instaurée en 1968, a permis à plusieurs milliers de criminels du troisième Reich de s’en sortir impunis.
Pour traiter ce qui demeure l’un des plus gros scandales de l’histoire judiciaire allemande, le cinéaste bavarois de 45 ans s’appuie, dans son scénario, sur le livre éponyme (paru en 2011 chez Piper Verlag en Allemagne) de Ferdinand von Schirach, un avocat munichois, petit-fils du dirigeant des Jeunesse hitlériennes, Baldur von Schirach, qui sera condamné à vingt années de prison au procès de Nuremberg (1945-46). Dès sa parution, le livre devint un sujet d’actualité, le quotidien Die Zeit parlant « d’un cas clair comme le jour d’amoralité bouleversante ».
Si le thème principal porte, ici, sur les jugements prononcés dans l’après-guerre par une justice indulgente à l’endroit des coupables nazis de même que sur la problématique de la prescription concernant la complicité dans les cas de meurtre, telle qu’elle se dégage de la Loi d’introduction (Einführungsgesetz) à la Loi sur les infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire (Gesetz über Ordnungswidrigkeiten [EGOWiG]), dont l’un des principaux contributeurs avait été le juriste Eduard Dreher, L’affaire Collini est loin d’être un pensum !
Car Kreuzpaintner joue sur plusieurs tableaux, mêlant la bonne tradition du film de procès à l’évocation d’un crime de guerre nazi en passant par le récit initiatique et une approche romanesque du conflit intérieur qui affecte Caspar Leinen… Lorsque l’histoire commence, Leinen (Elyas M’Barek, convaincant) est un avocat en bois brut qui, désorienté par le lourd silence de son client, ne mesure pas tout ce qui l’attend. Pour ses adversaires à la barre, un procureur expérimenté et une présidente qui a hâte d’en finir, l’affaire est jouée d’avance. Mais Leinen ne l’entend pas de cette oreille. Ebahi et alors qu’il ne peut plus reculer, il découvre que la victime est cet industriel chaleureux et ouvert, qui l’a autrefois accueilli, grâce auquel il a pu faire ses études de droit.
Et puis, alors qu’il ne peut plus reculer, li se retrouve face à Johanna (Alexandra Maria Lara), la petite-fille de Jean-Baptiste Meyer avec laquelle il a vécu un bel amour de jeunesse…
Alors, malgré le mutisme de Collini (la légende Franco Nero, 80 ans), Leinen va s’accrocher. Commence une enquête en contre-la-montre. Leinen apprend, au cours des débats préliminaires, que l’arme du crime est un modèle rare utilisé par la Wehrmacht durant la guerre. Et il se souvient alors avoir vu une arme similaire, cachée chez Meyer lorsqu’il était enfant.
A la manière des films de procès américains, on suit donc Leinen organisant sa défense en s’appuyant sur ses amis et sur son propre père (avec qui il était brouillé depuis longtemps) pour dépouiller les archives militaires sur Jean-Baptiste Meyer. Obtenant une suspension du procès, l’avocat se rend à Montecatini, le village de Collini, dans la province de Pise. Petit à petit, au travers de témoignages, la clé du meurtre se dégage : en août 1944, les Allemands ont fusillé vingt otages après l’assassinat de deux SS par des partisans. L’unité était commandée par un jeune officier nommé… Hans Meyer et le père de Fabrizio avait été abattu sous les yeux du gamin. Leinen pense pouvoir obtenir justice pour Collini mais le dossier va encore rebondir, lorsque Mattinger, l’avocat de la partie civile, sort de sa manche une pièce inconnue de Leinen…
Avec L’affaire Collini, un film à la facture classique mais bien mené, le cinéma allemand ajoute une nouvelle page aux questions posées par la dénazification au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans la République fédérale.
Après Le labyrinthe du silence (2014) de Giulio Ricciarelli sur le « second procès d’Auschwitz » et Fritz Bauer, un héros allemand (2015), de Lars Kraume sur le procureur allermand de confession juive Bauer, chasseur de nazis, voici comment l’Allemagne d’Adenauer organisa une amnistie bien déguisée… « C’était une autre époque » dira Mattinger. Mais Caspar Leinen est alors prêt à relever le gant.
Au-delà d’un thème commun, on remarquera que l’affiche française de L’affaire Collini, comme celles du Labyrinthe… et de Fritz Bauer…, met en évidence une croix gammée sur fond rouge et blanc. Faut-il imaginer que la svastika fait vendre dans les salles obscures françaises ?
L’AFFAIRE COLLINI Drame (Allemagne – 2h02) de Marco Kreuzpaintner avec Elyas M’Barek, Alexandra Maria Lara, Heiner Lauterbach, Franco Nero, Manfred Zapatka, Jannis Niewöhner, Peter Prager, Rainer Bock, Catrin Striebeck. Dans les salles le 27 avril.