Deux solitudes sur une plage immense
« Si jamais, je vais à l’église un jour, ce sera pour regarder les femmes avec leurs chapeaux ! » Autant dire que Philippe Haubin détonne dans une petite communauté où la culture gaélique a encore droit de cité et où l’église presbytérienne rythme, de manière bien austère, la vie sociale des insulaires. Même si, Phil est plutôt bien intégré dans cette île Lewis tout au nord des Hébrides, nul ne sait cependant d’où il vient…
Un jour, il est donc venu s’exiler dans ces vastes paysages entre les landes et la mer. Il a notamment rencontré le jeune Brian avec lequel il boit des bières dans le pub local. Ces deux-là ne se parlent pas beaucoup mais ils s’apprécient assez pour se faire quelques confidences. Ainsi Phil est curieux de savoir pourquoi Aunt Millie, la tante de Brian, est surnommée la « reine des glaces ». « Parce qu’elle froide », répond laconiquement Brian.
Lorsqu’il ne travaille pas, avec Brian, Peter son père et sous le regard du patriarche Angus, à planter des piquets et à dérouler des grillages pour les moutons, Phil s’en va se promener dans le vent, sur de magnifiques plages qui s’étendent à perte de vue. C’est là que la vie de Phil manque de basculer définitivement. Frappé par un AVC, il tombe le nez dans les joncs. Transporté d’urgence par bateau à l’hôpital d’Inverness, il se tirera d’affaire mais en présentant quand même une amnésie temporaire à surveiller.
S’il quitte l’hôpital par ses propres moyens, ce solitaire –qui n’a pas le droit de conduire- a néanmoins besoin d’un référent. Ce sera Millie qui a pris de ses nouvelles auprès du service de neurologie. Attentionnée, elle veille à ce que Phil soit au mieux dans sa petite maison isolée. « Vous êtes qui ? », « On se connaissait avant ? », « Pourquoi je suis là ? » interroge Phil. « Je suis une amie » glisse sobrement Millie qui l’apaise en expliquant que toute l’île le connaît. Pour Brian, Phil est même devenu le… Jason Bourne local, celui qui ne sait plus qui il est et qui cherche…
Expliquant que son projet est né d’un vieux fantasme (« Faire un film en Ecosse »), le cinéaste, qui retourne chaque année dans le pays, ajoute : « Ma première intention était de tourner un polar. Et puis, une fois installé sur place pour écrire le scénario, en écoutant le morceau « Wise Blood » des Soulsavers et en regardant les paysages, je me suis rendu compte que ce n’était pas un polar que j’avais envie de faire, mais une histoire d’amour. C’est cette musique a été le déclic… » Estimant qu’il n’y a rien de pire au cinéma qu’une histoire d’amour ratée, Bouli Lanners a hésité avant de se lancer dans une aventure (pour la première fois, il tourne en langue anglaise) en rupture avec le cinéma auteuriste (sic) qu’il avait pratiqué jusque là.
Si, peut-être, cinéma auteuriste il y avait, force est de constater que des réalisations comme Eldorado (2008), Les géants (2011) ou Les premiers, les derniers (2016) avaient de solides qualités tant pour le scénario, les personnages (un fameux chasseur de primes dans Les premiers…), la mise en scène ou l’interprétation.
Avec L’ombre d’un mensonge, Lanners s’attache à un beau portrait de femme vue à travers le regard de Phil. Une histoire d’amour discrète, silencieuse –à l’image d’une communauté franchement taiseuse- entre une Ecossaise de 55-60 ans et un Belge de 55-60 ans sorti de nulle part.
Dans le rôle de Millie McPherson, l’Irlandaise du Nord Michelle Fairley s’impose avec une gravité douloureuse dans un personnage aussi austère que déchirée. Actrice de premier plan du théâtre anglais, elle est notamment remarquée, sur la scène du Donmar Warehouse à Londres, dans le rôle d’Emilia, l’épouse du méchant Iago dans Othello de Shakespeare, ce qui lui vaudra d’être choisie par la production de Games of Thrones pour incarner la féroce matriarche Lady Stark… Sa Millie, qui s’ennuie dans son boulot sans joie dans une agence immobilière, vit soudain un instant privilégié, celui où elle dit simplement : « On était ensemble ». « Comme un couple ? » demande Phil. Mensonge ? Ou simplement un coup de pouce au destin ? Millie va s’arrêter dans un supermarché pour acheter des rasoirs et une bouteille de gnôle. Des rasoirs pour ses jambes, de l’alcool pour se donner du courage. Mais vient le bonheur de marcher sur la plage en se donnant la main comme des adolescents.
Barbe poivre et sel, Bouli Lanners, la silhouette ronde, le corps couvert de tatouages, s’avance, presque incrédule, dans cette idylle muette qui, désormais, l’occupe en permanence et en totalité dans des paysages somptueux qui font songer aux marines d’Edward Hopper ou aux intérieurs de Vilhelm Hammershoi. Limpide, touchant et beau !
L’OMBRE D’UN MENSONGE Comédie dramatique (Angleterre/Belgique – 1h39) de Bouli Lanners (et Tim Mielants, coréalisateur sur le plateau) avec Bouli Lanners, Michelle Fairley, Andrew Still, Julian Glover, Cal Macanninch, Clovis Cornillac, Ainsley Jordan, Anne Kidd, Donald Douglas. Dans les salles le 23 mars.