L’avocat solitaire, la militante activiste et l’affreux lobbyiste
Et si le cinéma pouvait changer le monde ! Belle utopie, évidemment. En tout cas, Frédéric Tellier, avec Goliath, relève le gant. Et à défaut de faire changer le monde, il propose de changer notre regard sur ce monde. Et le monde n’est pas bien sympathique, ni surtout très rassurant quand le cinéaste se penche sur la question des pesticides et, dans la foulée, sur l’agriculture contemporaine et sur ce que nous trouvons dans notre assiette.
Dans un train qui l’emporte vers un tribunal où il doit plaider, Me Patrick Favreau travaille sur le dossier de Margot, une jeune femme morte d’un cancer du système lymphatique. Tout cela, parce que cette agricultrice a été exposée à la Tétrazine, un pesticide que l’Organisation mondiale de la Santé classe comme potentiellement cancérigène. Alors que, dans la salle d’audience, plusieurs personnes portent sur leurs vêtements une étiquette « Phytovictimes », Favreau tente de convaincre les juges du bien-fondé de sa requête alors qu’en face, l’avocat des inculpés parle de « sous-entendus complotistes » et prétend que la maladie de Margot était héréditaire…
C’est en lisant un petit livre de constat sur les pesticides et plus largement de l’alerte sur le milieu agricole que Tellier a eu l’envie de s’atteler à un sujet partant d’une histoire vraie. Même si un carton au début du film parle de situations fictives tout en observant aussi que tout n’est cependant pas… faux. « Cette lecture, remarque le cinéaste, a d’abord commencé par bouleverser ma vie de citoyen et de consommateur. Je me disais que ce constat sur l’état de notre agriculture, de notre civilisation, sur notre manière de consommer, notre capacité à ne pas voir le chaos autour de nous, correspondait en fait à notre histoire individuelle autant que collective… » Il se lance alors dans une enquête qui va durer pratiquement cinq années pour appréhender le milieu des lobbies, d’autant, dit-il, que « très peu de lobbyistes de l’agrochimie, d’hommes politiques soi-disant engagés ou de journalistes spécialisés acceptent de raconter, de témoigner. »
De là, surgit l’idée de faire un film mosaïque où tout s’imbriquerait pour observer comment on arrive, paradoxalement, à produire une agriculture très performante, alors qu’on jette tant d’excédents de cette production à chaque fin de mois, et que dans un silence très dérangeant un agriculteur se suicide tous les deux jours, de désespoir, d’épuisement, de dettes.
Frédéric Tellier a été remarqué en 2014 avec L’affaire SK1 qui évoquait la longue traque du tueur en série Guy Georges puis avec Sauver ou périr (2018), portrait, inspiré de faits réels, d’un sapeur-pompier professionnel, grand brûlé dans une intervention et qui mène un long parcours du combattant pour réapprendre à vivre. Avec Goliath, le metteur en scène conserve son ancrage dans la réalité pour signer un drame qui mêle le film de procès comme les aime Hollywood, la chronique rurale dans sa dimension tragique et le portrait d’un personnage « maléfique », les trois volets étant incarnés par trois personnages emblématiques. Gilles Lellouche interprète ainsi Favreau, le petit avocat solitaire, plutôt fauché, qui s’est spécialisé dans le droit de l’environnement et qui va se lancer dans un combat qui tient de celui de David et de Goliath. En face de Favreau, voici un jeune lobbyiste (Pierre Niney, parfait en homme pressé sûr de lui) qui met son brillant talent au service de Phytosanis, une puissante entreprise agrochimique. Enfin, Emmanuelle Bercot joue le rôle de France, professeur de sport le jour, ouvrière la nuit et activiste au sein d’un collectif anti-pesticides. Trois personnages dont les destins vont se croiser dès lors que la compagne de Margot, jeune agricultrice arrivée au bout du rouleau de la douleur et de la désespérance, aura commis un acte irréparable.
Goliath laisse au spectateur le temps de se plonger dans l’intrigue, même si toutes les clés ne sont pas données d’entrée avant de faire monter la tension dans une aventure où les points de vue semblent alors de plus en plus inconciliables et les intérêts de plus en plus convergents entre agrochimie et politique. Alors que Goliath prend un tour de thriller avec, par exemple, le personnage de Vanek (Jacques Perrin), discret informateur, Tellier insiste sur l’importance de la communication et de sa manipulation par les lobbys. Ainsi la phrase « La Tétrazine n’est pas plus cancérigène que les bonbons que mangent vos enfants… » revient aussi bien dans la bouche du lobbyiste que de l’expert (aux ordres de l’agrochimie) invité sur un plateau télé. Et que dire des réseaux sociaux et de leurs trolls dans cette « guerre » de pouvoir où il est fondamentalement question de « posséder le vivant et de privatiser la nature ».
France la militante, femme partie de la ville en espérant avoir une belle vie à la campagne mais qui se retrouve à se battre contre ceux qui ont provoqué le cancer de son homme, est tout à fait touchante. On aime bien aussi le côté Columbo, mal rasé, mal peigné, mal fagoté, de Favreau l’idéaliste, un type qui a déjà bien morflé mais qui va regagner ce qu’il a perdu. Juste en faisant son boulot. Mais on adore évidemment haïr Mathias, le lobbyiste séducteur, sûr de lui, habile stratège qui sait précisement quels leviers pousser pour défendre le beefsteak de ses commanditaires. Et Tellier a même la bonne idée de ne pas le rendre… gentil à la fin. Même s’il aime sa femme, son bébé et s’il est un hôte agréable, humainement il demeure un salopard parfaitement méprisable…
GOLIATH Drame (France – 2h02) de Frédéric Tellier avec Gilles Lellouche, Pierre Niney, Emmanuelle Bercot, Laurent Stocker, Yannick Rénier, Chloé Stefani, Marie Gillain, Jacques Perrin, Heidi-Eva Clavier, Malik Amraoui. Dans les salles le 9 mars.