Deux belles corpulences tendres et fragiles
Un casque de moto noir et rouge de la marque Shark ouvre, en plongée, le premier long-métrage de Constance Meyer. Assis sur sa moto à l’arrêt, dans la nuit, face à un feu rouge, le conducteur allume une cigarette, tousse… Et puis, malgré le feu toujours au rouge, il s’élance. Quelques dizaines de mètres plus tard, la moto dérape et jette son motard à terre. Dans le loin, on l’entend grogner : « Ma moto… »
En mai 1998, du côté de Rambouillet, pendant le tournage d’Astérix et Obélix contre César de Claude Zidi, Gérard Depardieu fait une chute à moto. Après un vol plané de vingt mètres, le comédien finit dans l’herbe du bas-côté de la route tandis que son deux-roues s’encastre dans des barbelés. Bilan : une blessure au genou et des côtes cassées.
L’homme au casque rouge et noir se prénomme Georges. C’est une star de cinéma vieillissante qui vit, à Paris, dans une vaste et belle maison, avec piscine intérieure et grand jardin. Mais l’homme est seul et en souffrance. Il dit être atteint de tachycardie et redoute de s’allonger dans un lit, de peur d’y mourir. Son seul compagnon est Lalou, un employé d’une société de surveillance sur lequel Georges s’appuie pour à peu près toutes les taches… Pour des raisons familiales, Lalou doit s’absenter un mois. La société confie alors le job à Aïssa, une jeune agent de sécurité. Sous le regard d’un homme curieux, peut-être inquiet, Aïssa débarque dans l’univers de Georges…
On pourrait évidemment voir un parallèle entre la scène d’ouverture de Robuste et le fait-divers largement relaté, à l’époque, par les médias. Car, évidemment, Georges ressemble comme un frère à Gérard Depardieu.
Alors qu’elle étudie à la Tisch School, l’école de cinéma de la New York University (dont Spike Lee est le directeur artistique), Constance Meyer est amenée à réaliser un court-métrage. Elle écrit, en 2012, Frank-Etienne vers la béatitude qu’elle a la chance de tourner avec Marina Foïs, Gérard Depardieu et Samir Guesmi. Lorsque Constance Meyer, avec en tête l’image d’un homme robuste évanoui dans les bras d’une femme qui le porte et le sauve, a l’idée d’explorer la rencontre de deux univers et de deux solitudes, elle songe à Depardieu. Et le comédien fut tout à la fois inquiet et touché que le rôle soit si proche de lui…
« Je me suis demandé, explique la cinéaste : cet acteur qui a tout joué, que se passerait-il s’il jouait un personnage qui lui ressemble? Je suis frappée par le rapport qu’entretient Gérard à la mort: son excès de vie, de vitalité, qui est comme une façon de dialoguer avec la mort. C’est une des dimensions qui a inspiré le personnage de Georges. Georges est donc imprégné de ce que j’ai pu observer de Gérard, mais passé par le filtre de l’écriture, puis par celui de l’image et du son, il en reste surtout une incarnation, c’est à la fois lui et quelqu’un d’autre. »
Outre quelques séquences dans le gymnase où Aïssa pratique la lutte ou dans l’appartement de son amant de passage, Robuste se concentre entièrement sur la rencontre entre Georges et sa nouvelle garde du corps. On est très loin, ici, du Bodyguard (1992) où la star Whitney Houston s’amourachait de son bodyguard de Kevin Costner. Constance Meyer organise brillamment la manière dont Georges et Aïssa s’observent et se rapprochent lentement dans une relation qui tient tout à la fois de l’amour platonique, de l’amitié pudique et du rapport filial… Car, après tout, ces deux-là n’ont rien en commun. Sinon, justement, cette corpulence commune qui donne son titre au film. La robustesse permet, ici, à la cinéaste, de casser les codes dominants du cinéma et de la société qui assimilent la beauté à la minceur. Mais la corpulence offre aussi l’occasion à Constance Meyer de faire surgir à la fois la fragilité de deux personnages, la grâce qui se dégage de leurs corps, leur vulnérabilité aussi, enfin leurs failles que sont le sentiment amoureux pour Aïssa, la proximité avec la mort pour Georges. Quelque part dans sa maison, dans une pièce noire, Georges a installé un grand aquarium nimbé de lumière bleue dans lequel nagent des poissons des abysses. « C’est beau, non ? » souffle Georges. Aïssa trouve les poissons plutôt laids et Georges de répliquer : « On peut être difforme mais beau quand même… »
Plus tard, Georges fera halte devant une femme qui, constamment, l’attend devant chez lui. Cette fois, il l’invite à boire au café. Elle se nomme Elvire, est vétérinaire. Les larmes dans la voix, elle lui dit un poème amoureux. « Partager le silence avec quelqu’un, c’est vraiment l’aimer », dit-elle. Avec un doux sourire, Georges la regardera en silence.
Dans Robuste, Aïssa et Georges sont le négatif et le positif l’un de l’autre et ils se révèlent au sens photochimique du terme. Mieux, dans cette belle alchimie passagère, Depardieu, tour à tour vociférant et tendre (et toujours à l’affiche dans le Maigret de Patrice Leconte), n’« écrase » jamais Déborah Lukumuena (découverte en 2016 dans Divines) juste, émouvante et magnifique dans cette scène où Aïssa aide Georges à respirer.
On peut imaginer qu’Aïssa ira plus tard occuper un autre poste de sécurité et que Georges retrouvera Lalou. En viatique, l’acteur aura laissé à Aïssa son mantra pour lutter contre le trac. Un petit bout de réplique : « Riche de mes seuls yeux, tranquille… » Sur le tapis de lutte, Aïssa le fera sien.
ROBUSTE Comédie dramatique (France – 1h35) de Constance Meyer avec Gérard Depardieu, Déborah Lukumuena, Lucas Mortier, Megan Northam, Florence Janas, Steve Tientcheu, Théodore Le Blanc, Sébastien Pouderoux, Aurélia Thiérrée, Florence Muller. Dans les salles le 2 mars.