Un cadre supérieur bousculé dans son humanité
Ce sont des images des jours heureux qui ouvrent Un autre monde. Dans des cadres, voici des photos d’un voyage en famille à New York, de la naissance du petit dernier, d’un couple plus jeune et amoureux, de la remise de diplôme à Juliette, l’aînée… Des images que la caméra de Stéphane Brizé balaye lentement, s’attardant sur ces instants de bonheur. Car la séquence suivante réunit Anne et Philippe Lemesle, cette fois avec leurs avocats. Le couple a décidé de se séparer. Alors, il est question d’argent, de beaucoup d’argent, de prestation compensatoire mais aussi, voire surtout, du parcours d’un manager qui a sacrifié sa femme pour son travail. En larmes, Anne lui lance d’autres chiffres : « Combien, nous avons passé de week-end ensemble depuis deux ans ? J’ai compté : six. Et je ne parle pas des soirées… » Anne qui dit se sentir « nulle », parle de chaos dans leur famille. Quant à Philippe qui se demande si on ne lui fait pas jouer le rôle du méchant de l’histoire, il admet volontiers mais quand même amer, que, depuis des années, il a ramené les soucis de son boulot à la maison.
« Personne, souligne le cinéaste, ne pouvait imaginer la crise sanitaire exceptionnelle que nous traversons. Et si on peut la voir comme une source de chaos presque jamais atteint, il est aussi possible de l’envisager comme une opportunité pour se questionner. Histoire de transformer la contrainte en avantage et ne pas être simplement les perdants de l’Histoire. Comme lorsqu’il arrive que notre corps ou notre psyché rompe pour stopper la machine et nous signifier que l’on omet de s’interroger sur un invisible essentiel, un angle mort de notre vie. »
Après La loi du marché (2015) et En guerre (2018), Stéphane Brizé retrouve cette dimension réaliste, cette idée de captation du réel qui fait le charme et la singularité de ses films. Parce que leur amour a été abimé par la pression du travail, Philippe Lemesle et sa femme ont désormais du mal à fonctionner en couple. Une rupture qui intervient au terme de choix professionnels sur la durée mais aussi à un moment où ce cadre performant dans un groupe industriel international ne sait plus répondre aux injonctions incohérentes de sa direction. On le voulait hier dirigeant, on le veut aujourd’hui exécutant. Et il s’agit, quasiment au sens violent du terme, d’exécuter un plan social…
Dans Un autre monde, le cinéaste ne va quasiment pas lâcher Philippe Lemesle d’une semelle. Le voilà en réunion avec d’autres directeurs de site du groupe Elsonn, en rendez-vous avec des membres du personnel, inquiets de savoir à quelle sauce ils seront mangés demain, en meeting encore, au siège parisien de la société, avec une directrice générale France qui ne mâche pas ses mots quand il faut littéralement bousculer des cadres qui affirment qu’ils ne peuvent plus élaguer davantage dans leur personnel au risque de la rupture… Et que dire de ce rendez-vous en distanciel avec le big boss américain ! Un nommé Cooper qui encense d’abord Lemesle pour ses idées originales de management pour lui dire, dans la foulée, qu’il n’en a rien à foutre. L’unique objectif reste de tailler dans la masse salariale. Et Cooper d’observer que lui aussi a un patron et qu’il se nomme… Wall Street. On croit entendre Jean Renoir et son fameux « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que chacun a ses raisons ».
Naviguant entre des salles de réunion, le bureau de Lemesle, la route, le TGV, l’hôpital où le couple se retrouve pour suivre leur fils Lucas en soins psychiatriques pour avoir agressé un enseignant tout en tenant des propos incohérents, Un autre monde est un drame dépourvu d’action. Par contre, il y règne une tension permanente qui prend le spectateur à la gorge. Un peu comme les salariés du groupe Elsonn le sont face aux décisions d’un employeur qui a choisi de tailler dans la masse… Le film de Stéphane Brizé apparaît alors comme une métaphore à l’échelle d’un individu du désordre du monde actuel. Bon et loyal soldat de sa boîte, honnêtement soucieux du bien-être de ses employés, Lemesle, que l’on peut probablement qualifier d’honnête homme, va-t-il pouvoir accepter sans protester des contraintes toujours plus dures dont il ne peut ignorer qu’elles mettent en danger à la fois son intégrité morale, mentale et physique ainsi que celle des autres ? Mieux encore (ou pire !) le courage, proposé comme facteur d’intégration et de respectabilité dans le groupe, se rajoute comme contrainte à ce qui, dans le for intérieur du cadre supérieur, le répugne hautement.
Pour ne pas être montré du doigt ou même écarté du système, Lemesle acceptera-t-il d’abandonner toute idée de sa propre humanité, mettant de la sorte, et inévitablement, des gens en souffrance ? Si, au début, le dirigeant est convaincu que le problème n’est pas le système en lui-même mais la difficulté ou l’impossibilité de ses membres à s’y adapter, il devra, in fine, ouvrir les yeux…
Dans cette aventure, Stéphane Brizé est accompagné, pour la cinquième fois, par Vincent Lindon qui traduit, ici, dans une interprétation remarquable, la fatigue et le désarroi d’un cadre obligé de questionner son action, sa responsabilité et sa place à l’intérieur de l’entreprise et de sa famille. A ses côtés, Sandrine Kiberlain est une épouse de plus en plus fragilisée alors que Marie Drucker, dans son premier rôle au cinéma, excelle à incarner le bras armé du système, pleine de l’assurance du camp des victorieux de la mondialisation. Sa Claire Bonnet Guérin dit des trucs énormes, ainsi lorsqu’elle lance à Lemesle que tout est précaire dans la vie… L’amour, la santé et le travail… Le cinéaste n’a même pas eu à faire travailler son imagination pour écrire ces lignes de dialogue. C’est, rappelle-t-il, Laurence Parisot, ex-patronne du Medef, qui l’a dit un jour…
UN AUTRE MONDE Comédie dramatique (France – 1h37) de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon, Sandrine Kiberlain, Anthony Bajon, Marie Drucker, Guillaume Draux, Olivier Lemaire, Christophe Rossignon, Sarah Laurent, Jerry Hickey. Dans les salles le 16 février.