Respirer le même air, ensemble…
Lyon, décembre 2006. Dans un couloir d’hôpital désert, très tard dans la nuit, une femme cherche de l’aide : « Mathilde a du mal à respirer… » Shauna Lossinski est au chevet de sa mère mourante. Un médecin s’en va soulager la vieille dame. Et il lui faut aussi réconforter sa fille. A la machine, le docteur Pierre Escande propose un café. Shauna préfère une soupe. « Elle est dégueulasse » dit la blouse blanche. Shauna s’effondre doucement et Pierre la réconforte : « Nous respirons le même air, ensemble et autant en profiter… » Mais Pierre est appelé pour une autre urgence. Lorsqu’il revient, Shauna a disparu dans la nuit. Au médecin, il ne reste que la photo noir et blanc confiée par Shauna et la montrant avec Mathilde…
Quinze ans plus tard, à l’occasion d’un congrès médical, Pierre Escande accompagne Georges, son meilleur ami et chercheur, en Irlande. A travers la lande, non loin de la mer, Georges amène Pierre à une maison au toit de chaume. C’est là que Shauna, parente de Georges, vient fréquemment se reposer et se ressourcer. Pierre reconnaît d’emblée la femme de la nuit à l’hôpital. Cela d’autant plus qu’il n’a jamais pu l’oublier. D’emblée, Pierre est troublée par cette femme alerte et lumineuse. Lui qui a pour habitude d’égarer ses clés de voiture, son téléphone, son passeport, cherche, cette fois, ses mots.
Si l’on aime les belles histoires d’amour au cinéma, il faut courir voir ce magnifique mélodrame qu’est Les jeunes amants. Le titre a quelque chose de curieux lorsque l’on sait que Shauna a 71 ans et Pierre 45. Mais probablement, faut-il entendre le mot jeune par frais ou nouveau. Car c’est bien la fraîcheur qui impressionne dans la relation entre une femme âgée qui donne son âge et précise qu’elle n’a plus fait l’amour depuis… longtemps et cet homme au seuil de la maturité, père de famille aimant, mari sûrement attentionné, qui bascule dans une aventure qui, simplement, le bouleverse.
L’idée originale du film appartient à la regrettée Solveig Anspach, réalisatrice de films graves comme Hauts les cœurs ! (1999) ou burlesques comme Lulu femme nue (2013). Avant de disparaître en 2015 à l’âge de 54 ans, la cinéaste américano-islandaise travaillait à un projet autour de l’histoire d’amour que sa mère avait vécue tardivement avec un médecin plus jeune qu’elle. Deux jours avant sa mort, Solveig Anspach avait demandé à Agnès de Sacy avec laquelle elle travaillait au scénario, de lui faire la promesse que ce projet voie le jour et qu’il soit réalisé par une femme. C’est donc Carine Tardieu, qui avait croisé la cinéaste deux ans avant sa disparition, qui reprend le flambeau en gardant, dit-elle, l’essence du film, une partie de la trame, les caractéristiques de certains personnages ou des scènes pivots comme celle où Shauna ne parvient pas à sortir de sa baignoire…
Pour son quatrième long-métrage, Carine Tardieu (dont on avait beaucoup aimé Ôtez-moi d’un doute en 2017) nous emporte (et notamment les spectatrices, nombreuses à la séance à laquelle j’ai assisté) dans un récit où vont se croiser un homme, jeune et marié, frappé en plein vol par une passion après tout pas si improbable que cela et une femme âgée qui, malgré sa force apparente et sa beauté, a toujours douté d’elle-même et n’a jamais été bien aimée. Shauna est sidérée qu’on puisse tomber amoureux d’elle et cela la fait sourire tant que l’histoire reste virtuelle. Mais elle prend peur et s’inquiète soudain des outrages du temps lorsque leur amour se concrétise… Alors, Carine Tardieu met en scène ces instants bouleversants où Shauna s’autorise à vivre cet amour, y compris physique, et s’y livre corps et âme, sans aucun doute. Elle goûte le bonheur irrésistible de s’affranchir, même un instant, des barrières et à naître à elle-même jusqu’à la fin de sa vie. Ainsi, dans cette scène admirablement juste, où Shauna attend, chez elle, l’arrivée de Pierre. Elle a fait le ménage, a tout rangé, est sortie acheter un bouquet de tulipes, est passée chez le coiffeur, s’est maquillée…
Mais, au-delà du regard qu’elle pose sur le couple Shauna-Pierre qui se conduisent parfois comme des gamins énamourés pour la première fois, la cinéaste est attentive à des thématiques qui lui sont familières comme le rapport parent-enfant, les relations d’amitié (les personnages de Georges et de Cécilia, la fille de Shauna sont très bien dessinés), la solitude ou le courage de vivre malgré ses empêchements existentiels. Et on apprécie aussi la part faite à Jeanne, l’épouse de Pierre (Cécile de France existe brillamment dans un solide second rôle) dont le rire, lorsqu’elle apprend l’âge de la maîtresse de son mari, est terriblement cruel…
Pour Shauna, la réalisatrice –inspirée, dit-elle, par le Bergman de Sonate d’automne- a trouvé en Fanny Ardant, une actrice intense et généreuse qui assume pleinement son âge et qui incarne avec évidence cette « femme flamboyante qui traverse l’existence sur la pointe des pieds ». Si Fanny Ardant tient là un rôle magnifique qu’elle habite avec une vraie grâce à la fois heureuse et douloureuse, elle trouve en Melvil Poupaud un partenaire épatant. Le comédien de 49 ans a volontiers interprété des rôles dramatiques, sombres, voire inquiétants et on se souvient aussi, en 2012, de sa remarquable performance en femme transgenre dans Lawrence Anyways de Xavier Dolan. Ici, son Pierre Escande est un médecin empathique et bienveillant qu’un amour aussi soudain que puissant fragilise au-delà de ce qu’il pensait. Un amour qu’il prend à bras le corps au risque de voir le reste de sa vie s’effondrer.
Lorsqu’au final, Pierre retrouve Shauna, celle-ci lui intime l’ordre de passer à autre chose. « Je ne peux pas » répond Pierre. « Jusqu’ici, toi et moi, on respire le même air, alors on en profite de cet air qu’on respire encore ensemble. » Au dernier plan, Shauna acquiesce. Le général de Gaulle disait que la vieillesse est un naufrage. Le beau film de Carine Tardieu nous invite, avec une infinie tendresse pour ses jeunes amants, à croire le contraire.
LES JEUNES AMANTS Comédie dramatique (France – 1h52) de Carine Tardieu avec Fanny Ardant, Melvil Poupaud, Cécile de France, Florence Loiret-Caille, Sharif Andura, Sarah Henochsberg, Martin Laurent, Manda Touré, Olenka Ilunga, Julia Gomez, Corey McKinley. Dans les salles le 2 février.