L’imagination à la folie
« N’y pensez même pas ! Elle va vous faire perdre la tête… » C’est exactement ce qu’il ne faut pas dire à un type qui vient, à l’instant, de tomber éperdument amoureux d’une femme sublime. Charles a beau prévenir Georges. C’est trop tard. Georges est définitivement sous le charme de Camille. Follement épris au point de bâtir d’emblée des châteaux en Espagne…
C’est au cours d’une fête sur la Riviera française, en 1958, que Georges va croiser Camille. Auparavant, sur une terrasse surplombant la Méditerranée, il se sera amusé à raconter tout et n’importe aux convives féminines du Week-end de la réussite. Toutes vite conquises par son accent roumain, surprises de son métier (il prétend commercialiser des harpons pour tuer les mouches) et séduites par ses origines. Dracula était l’un de ses (lointains) cousins… Mais voilà que Georges se fige devant une apparition dansante. C’est Camille qui virevolte au ralenti dans une robe blanche et noire qui lui donne une allure folle… Il n’en faut pas plus que pour ces deux-là se lancent dans un tango de bord de mer…
Paru en janvier 2016 aux éditions Finitude, En attendant Bojangles, premier roman d’Olivier Bourdeaut, est devenu un succès littéraire dès les premières semaines de sa publication pour se vendre, in fine, à plus de 225 000 exemplaires tout en raflant quatre prix littéraires… Régis Roinsard se souvient que ses amis le pressaient de lire le roman de Bourdeaut : « Il est fait pour toi, tu dois l’adapter ». Comme de juste dans une semblable situation, le cinéaste a eu un mouvement de recul, décidant carrément de ne pas lire le bouquin. Mais autour de lui, on insistait toujours. Roinsard finit par céder, se plonge dans le roman et ressent un choc. Effectivement, il y a là matière à un film. Sa femme achève de le convaincre d’un « Si tu ne réalises pas cette adaptation, je te quitte » forcément sans appel.
En attendant Bojangles est une très belle histoire, pleine de fantaisie, de tendresse et de goût pour la plus débridée des libertés. Lorsqu’ils quittent la fête d’ouverture, Georges et Camille se font une promesse. Ils ne se quitteront plus… Le coupé rapide qui les emporte à travers les paysages du Midi s’arrête devant une chapelle où ils se « marient » et s’aiment, la nuit durant, sur l’autel. Au petit matin, Camille n’est plus là. Georges n’a conservé que sa longue écharpe blanche. Il se met à sa recherche et la retrouvera… Pour que leur bonheur soit complet, ils décident d’avoir un petit Gary. Le gamin sera aussi brillant que malicieux et charmant… De ses parents, il a appris le triomphe absolu de l’imagination. Ce qui lui vaut, dans le Paris de 1967, un coup de poing dans l’œil. Ses copains de classe ne croient pas du tout au fait que ses parents n’ouvrent jamais leur courrier et qu’ils organisent tous les soirs des fêtes de 300 personnes dans leur grand appartement. Et pourtant…
On avait découvert Régis Roinsard en 2012 avec un film épatant qui distillait, sur un sujet différent, une atmosphère comparable, à travers les décors d’époque ou les costumes, à celle de En attendant Bojangles. Populaire était en effet une comédie sur la jeune Rose Pamphyle, secrétaire chez l’assureur Louis Echard et qui se découvre un don exceptionnel pour la vitesse de frappe à la machine à écrire… Là encore, autour d’un concours international, l’amour guette entre Rose et Louis…
En attendant Bojangles doit son titre à une chanson américaine écrite à l’orée des années 70 et qui sera interprétée par une multitude de chanteurs connus. Dans le livre de Bourdeaut, Camille écoute en boucle la version de Nina Simone… La musique et la danse sont omniprésentes dans l’aventure de cette famille improbable dont l’un des membres les plus insolites est certainement Mademoiselle Superfétatoire, une gracile et élégante grue demoiselle de Numidie. Mais Charles, le sénateur L’ordure ménagère, n’a pas grand-chose à lui envier…
En restant fidèle, surtout dans sa première partie au livre, Régis Roinsard réussit, avec aisance, à nous faire adhérer à ce récit qui, soudain, se ternit lorsque l’esprit fantasque de Camille se délite. « Le monde ne tourne vraiment pas rond », observe Georges. Gary rétorque : « L’important, c’est qu’il tourne ».
Portée par des dialogues rapides et souvent savoureux, En attendant Bojangles séduit volontiers par ses inventions burlesques. On se souviendra de la naissance du contrôle technique obligatoire ou du danger représenté par les cyclistes végétariens. Mais, étrangement, le surcroît de fantaisie fait perdre au propos un peu de son intensité. Le basculement dans le drame avec la folie qui gagne Camille (après avoir mis le feu à l’appartement, elle sera internée en asile) donne alors au film un ton plus grave avec la détresse qui saisit Georges et Gary, forcément bouleversés de voir Camille lâcher prise face à ses « envahisseurs ».
Mais, au final, En attendant Bojangles, film en montagnes russes, apparaît néanmoins comme une bouffée d’art frais pour sa propension à célébrer le plaisir et le bonheur sans entraves pour oublier le réel au profit du rêve. C’est dû évidemment aussi à quatre comédiens qui s’inscrivent parfaitement dans la verve fantasque voulue par Roinsard. Le cinéaste avait déjà mis en scène Romain Duris dans Populaire et le comédien, à l’allure toujours juvénile, retrouve le charme tendre et un peu voyou qui était le sien dans L’arnacoeur (2010). Déjà présent dans le tout récent Chère Léa, Grégory Gadebois incarne, tout en rondeurs, un sénateur à cigare et fleur à la boutonnière, à la fois amoureux transi de Camille et ami très fidèle du trio. Le personnage de Camille pouvait-il échapper à l’incontournable Virginie Efira ? Après, en 2021, Lui de Guillaume Canet, Benedetta de Paul Verhoeven et Madeleine Collins d’Antoine Barraud, la voilà, parfaite en femme aux prénoms interchangeables, tour à tour joyeuse, incontrôlable, explosive et soudain fracassée par la folie. Quand au jeune Solan Machado-Graner, il est épatant. Son Gary est lucide comme un adulte et joyeux comme un gamin…
EN ATTENDANT BOJANGLES Comédie dramatique (France – 2h05) de Régis Roinsard avec Virginie Efira, Romain Duris, Grgory Gadebois, Solan Machado-Graner, Christine Bonnard, Aurélia Petit, Johann Dionnet. Dans les salles le 5 janvier.