Le sismographe des mots d’amour
« Je suis un écouteur, un audiophile, un fétichiste du verbe ». C’est ainsi que se définit Philip, célèbre écrivain américain, exilé, en 1987, du côté de Notting Hill à Londres. Sa maîtresse, une ravissante Anglaise de 35 ans, vient régulièrement le retrouver dans son bureau, véritable refuge des deux amants. Ils y font l’amour, se disputent, se retrouvent et surtout parlent des heures durant…
« Mettez un peu d’art dans votre vie et un peu de vie dans votre art ». C’est le conseil que donne à ses élèves du Conservatoire, le professeur Lambertin incarné par Louis Jouvet dans Entrée des artistes (1938) de Marc Allégret. C’est aussi sous le signe du tressage entre l’art et la vie qu’Arnaud Desplechin place Tromperie, sa dernière mise en scène. Evoquant les pouvoirs de la fiction en général et du cinéma en particulier, le cinéaste observe : « Je pense que l’art ne vaut rien s’il n’y a pas la vie la plus brute dedans, et que la vie ne vaut rien s’il n’y a pas d’art pour en voir les reliefs. Je crois aussi dans ce jeu de l’écrivain qui disparaît derrière ses masques. »
Pour le réalisateur de Roubaix, une lumière (2019), Tromperie est une affaire bien ancienne. Il avait lu le livre de Philip Roth, paru en 1990 sous le titre Deception (traduit en français en 1994 chez Gallimard) d’abord en français puis en anglais et l’avait offert à ses collaboratrices lorsqu’en 1995, ils préparaient Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle). Bien plus tard, pour un bonus dvd de Rois et Reine, il avait joué la scène finale de l’ouvrage avec Emmanuelle Devos. Philip Roth avait vu ce bonus et avait téléphoné, un soir, à Desplechin, l’encourageant à porter Tromperie au grand écran alors même que le cinéaste pensait l’adaptation impossible… « Lors du confinement, dit Despelchin, quelque chose en moi s’est débloqué. J’étais enfermé comme le personnage de Philip dans son bureau. J’étais très heureux de travailler ainsi reclus. » Et ainsi le film a pris forme…
Tromperie apparaît comme une construction subtile et élégante sur les aléas du cœur racontés à travers l’histoire d’une liaison sur une année, un temps assez long pour que Philip et son amante anglaise puissent se livrer, avec une délectation certaine, aux joies du sexe mais aussi disserter de tout. Des femmes qui jalonnent la vie de l’écrivain, de littérature, de fidélité à soi-même, d’antisémitisme aussi. A deux ou trois reprises, Tromperie revient sur le thème de l’identité juive lorsque Philip affirme que tous les Britanniques sont antisémites, lorsqu’il observe comment ils prononcent le mot juif en baissant la voix d’un ton à la manière dont ils proféreraient une vulgarité ou encore lorsque l’écrivain (son amante constate qu’il vit au milieu de livres écrits sur, par et pour les Juifs) rapporte son engueulade très « woodyallenienne » avec son père à propos du mariage d’un parent avec une Portoricaine…
Bien plus qu’une romance bourgeoise et adultérine, Tromperie est un jeu permanent sur les mots. Si son amante le traite d’… « Albert Schweitzer de la baise multiculturelle », Philip est avant tout un confident gourmand certes mais surtout un jouisseur intéressé. Sa liaison avec la belle Anglaise comme d’autres rencontres féminines avant elle, nourrit en fait son inspiration. Et son amante ne lui envoie pas dire, affirmant qu’il n’a pas écrit un seul de ses livres. « Ils l’ont été par ses maîtresses. Et par moi pour les deux derniers… » Quant à Rosalie, l’amie bien malade que Philip soutient, elle interroge aussi : « Il est où, le livre dans lequel je suis ? » La seule qui vit mal cette affaire, c’est l’épouse de Philip qui, ayant découvert les notes prises par son mari, se désole de la situation. Philip, lui, se défend par le biais du jeu : « Mon métier, c’est donner l’impression que je connais des choses » et de plaider « Quand j’écris, je veux me compromettre moi-même. L’intimité, c’est mon sujet ». Et le bonheur érotique survient dans les propos échangés, les confidences livrées, l’élocution de l’amante.
Face à des personnages en souffrance parce qu’ils ne sont pas à leur place (l’amante anglaise dans son mariage sinistre, Rosalie sur son lit d’hôpital, la bibliothécaire tchèque harcelée par la police, l’étudiante aux prises avec ses névroses), Philip incarne une magnifique écoute qui accueille chacun des mots de ses amantes comme un trésor. Plus encore, l’écrivain devient un réceptacle pour retranscrire leur parole…
Cette aventure sensuelle des mots, Arnaud Desplechin est parvenu à la rendre volontiers fascinante par un récit cinématographique où la quête du bonheur ou de l’assouvissement est transformée en intrigue. Structurée en douze chapitres (d’Automne à Epilogue en passant par Prague, Hiver, La grâce du gouverneur, Le procès ou Printemps), cette histoire intime se transforme en beau spectacle par le biais de la lumière, des décors (le bureau de Philip est central), des costumes, d’une photographie qui sait magnifier le gros plan…
Enfin, par la grâce de comédiens inspirés, Tromperie atteint souvent une vraie émotion, par exemple lorsqu’au cœur d’un moment élégiaque, la lumière s’assombrit en même temps que l’amante est rattrapée par le chagrin et la promesse, bientôt, de la solitude… Omniprésent à l’image, Denis Podalydès exprime la joie quasi enfantine d’un auteur qui savoure, avec une double délectation charnelle et intellectuelle, l’intimité qu’on lui offre. En face de lui, la superbe Léa Seydoux a une présence quasi-hypnotique et l’on goûte la douceur de sa voix dans le rapport érotique au texte qui fonde Tromperie.
Serein et tendre, habité par le désir, le dernier film d’Arnaud Desplechin touche juste parce qu’une utopie y triomphe : Philip et son amante sont parvenus à se parler et à s’écouter, d’une façon infiniment libre.
TROMPERIE Comédie dramatique (France – 1h45) d’Arnaud Desplechin avec Denis Podalydès, Léa Seydoux, Anouk Grinberg, Emmanuelle Devos, Rebecca Marder, Madalina Constantin, Miglen Mirtchev, Saadia Bentaieb, André Oumansky. Dans les salles le 29 décembre.