Un héros emporté dans une terrible spirale
Avec un sourire qui ne quitte presque jamais ses lèvres, Rahim Soltani quitte la prison dans laquelle il purge une peine pour une dette qu’il n’a pu rembourser. Il bénéficie d’une permission de deux jours et se réjouit de retrouver sa sœur, son beau-frère et Siavash, son fils de douze ans… Et puis Rahim est impatient de rejoindre aussi Farkhondeh, la femme de son cœur, lui qui a divorcé naguère de son épouse… Au sortir du pénitencier, Rahim traverse la ville de Khiraz, antique capitale de la Perse, et se rend sur l’immense chantier de la tombe de Xerxès. Arrivé au pied d’imposantes falaises, Rahim gravit les marches d’un échafaudage…
D’emblée, dans une séquence limpide, Asghar Farhadi résume ce que seront les prochains jours de son héros. Il filme longuement, Rahim, portant son sac de sport, grimpant les échelles métalliques pour rejoindre son beau-frère qui travaille sur le chantier. Ironiquement, celui-ci lui demande pourquoi il s’est épuisé à venir tout là-haut puisqu’il va falloir redescendre. Une montée et une descente pour symboliser l’aventure d’un type ordinaire qui va être emporté dans une spirale vertigineuse…
C’est en lisant dans les journaux les récits d’individus lambda qui faisaient brièvement les titres de la presse en raison d’un acte altruiste que le cinéaste iranien de 49 ans a trouvé la base d’une intrigue autour d’un personnage central souriant mais qui gagne, au fur et à mesure, en ambiguïté.
Car Rahim Soltani, peintre de lettres et affichiste (Amir Jadidi), est détenu pour n’avoir pas remboursé Bahram, son ex beau-frère, qui s’était porté garant lorsque Rahim avait tenté de monter une petite entreprise. Rahim voit, pense-t-il, le bout du tunnel lorsque Farkhondeh lui apprend qu’elle a trouvé un sac contenant une petite vingtaine de pièces d’or. Il suffit de les vendre pour rendre son argent à Bahram et se sortir ainsi de la mouise. Las, chez le marchand d’or, le prix des pièces ne couvre pas les 300.000 tommans que Bahram destinait à la dot de sa fille… Rahim renonce à vendre les pièces et colle des tracts dans la ville pour trouver le propriétaire du sac… Très vite, la démarche de Rahim attire l’attention des médias…
Découvert en 2009 sur la scène internationale avec A propos d’Elly qui lui vaudra l’Ours d’argent de meilleur réalisateur à la Berlinale, Asghar Farhadi s’impose définitivement avec Une séparation (2011) que son auteur définit, à travers la séparation d’un couple, comme « le reflet du conservatisme d’une république théocratique islamique ». Le film réunit près d’un million de spectateurs en France et rapporte au cinéaste, entre autres récompenses, l’Ours d’or de meilleur film à Berlin et les César et Oscar du meilleur film étranger. Tandis que le régime iranien exerce des pressions sur lui, surveille ses propos tenus à l’étranger et exerce sa censure, Farhadi montre néanmoins, en sélection officielle, ses deux films suivants (Le passé en 2013 et Le client en 2016) sur la Croisette, raflant aussi, pour le second, un nouvel Oscar du meilleur film en langue étrangère…
Après un détour par l’Espagne (Penélope Cruz et Javier Bardem sont en tête d’affiche) avec Everybody Knows (2018), l’Iranien développe à nouveau, dans Ghahreman (titre original), l’un des thèmes fondamentaux de son cinéma : la cellule familiale, en particulier, ici, à travers le regard du jeune Siavash. Avec une belle ingéniosité, Farhadi construit, en effet, autour de deux familles, un scénario à mi-chemin entre le drame et le thriller. On songe alors à la fameuse réplique que Jean Renoir, en 1939, met dans la bouche d’un des personnages de La règle du jeu : « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons ».
En effet, lorsque la télévision décide d’interviewer Rahim sur son étonnant geste, une mécanique redoutable se met en place. Comme les écrans de télé sont partout, Rahim devient une vedette qu’on reconnaît dans la rue. Et ce « héros » intéresse, évidemment, les autorités pénitentiaires qui peuvent, à travers lui, redorer un peu leur blason. D’autant que, devant la détresse de Rahim, une association caritative se met en branle pour organiser une collecte de fonds et lui permettre de rembourser Bahram. Et la présence de Siavash qui bégaie, de façon quasiment pathétique, sa fierté d’avoir un tel père, achève encore d’émouvoir…
Mais, on le sait, le Capitole est proche de la roche Tarpéienne. Bientôt des réseaux sociaux omniprésents font courir la rumeur que Rahim est un parfait imposteur. D’ailleurs, au terme de la fête de collecte, Bahram s’était étonné : « Dans quel pays, on félicite les gens pour ne pas avoir fait le mal ? » L’association caritative va se sentir piégée et s’active pour réattribuer les fonds réunis pour Rahim. L’administration pénitentiaire s’inquiète aussi pour son image. Du côté de la préfecture, où l’on avait fait miroiter un emploi à Soltani, on veut des preuves : à qui a-t-il remis le sac de pièces ? A une femme ? Mais qu’elle vienne dire précisément ce qui s’est passé ? Autour de Soltani, qui promène partout son dérisoire diplôme de héros, un redoutable souricière se met en place.
Même si le récit traîne parfois un peu et qu’Un héros aurait peut-être encore gagné à être plus ramassé, on entre sans peine dans ce drame où le cinéaste manifeste une réelle empathie pour tous ses personnages, y compris pour Bahram, censé être le « méchant » de l’aventure en mettant une foule d’obstacles sur le chemin de Rahim vers son rachat. Enfin, décrites avec soin, les trois familles du film (celle de Rahim qui vit avec sa sœur Mali, son mari et le jeune Siavah, celle de Farkhondeh qui vit sous la coupe de son frère et celle de Bahram, soutenu par sa fille Nazanin) professent une vraie solidarité… Et l’on conserve le souvenir de Siavah, littéralement « torturé » par un responsable de la prison qui tente de lui arracher, avec ses bégaiements jugés « très convaincants », une vidéo à partager, encore, sur les réseaux sociaux… A Cannes, Un héros a obtenu le Grand prix. Une récompense justifiée.
UN HEROS Drame (Iran – 2h08) d’Asghar Farhadi avec Amir Jadidi, Mohsen Tanabandeh, Sahar Goldoost, Fereshteh Sadrorafaei, Ehsan Goodarzi, Sarina Farhadi, Maryam Shahdaie, Alireza Jahandideh, Farrokh Nourbakht, Mohammad Aghebati, Saleh Karimaei. Dans les salles le 15 décembre.