Moi, Marie K., 39 ans, prostituée, mère célibataire
Ce doit être le lot commun et quotidien de la prostituée… Un client qu’on a racolé dans la rue, qu’on amène dans un petit appartement. Porte fermée à clé. Sourire engageant pour faire entrer l’homme dans la chambre à coucher. Marie : « Tu peux enlever tes vêtements là ». Le type qui demande : « Je peux t’insulter ? » et puis encore : « Tu as un dvd ? » La femme suggère : « Pour 35 euros, j’enlève le haut ». Proposition aussi de position. Plus chère. Alors, passage à l’acte. La prostituée prend un préservatif, le met sur sa bouche et fait une fellation au type debout. Le client rapidement parti, Marie Kriegel note sur son carnet : « Assez mal à l’aise. Ejaculateur précoce. Sucé. 25 euros ». Glauque, banal, vaguement pathétique.
La première scène d’Une femme du monde s’inscrit pleinement dans la représentation du plus vieux métier du monde au cinéma. La fille de joie est devenue un personnage culte lorsqu’il a les traits de Catherine Deneuve dans Belle de jour (1967), de Marina Vlady dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle (1967), de Jodie Foster dans Taxi driver (1976) ou de Kim Basinger dans L.A. Confidential (1997). Marie Kriegel, notre tapineuse, n’a pas grand-chose à voir avec la Vivian de Julia Roberts dans Pretty woman (1990) ou avec Irma la douce incarnée en 1963 par Shirley MacLaine dans le film de Billy Wilder. Peut-être une parenté, pour une certaine monotonie grise, avec la Jeanne Dielman (l’inoubliable Delphine Seyrig) de Chantal Ackerman (1975)
En fait, le point de départ du premier long-métrage de Cécile Ducrocq, on le trouve dans La contre-allée, le court-métrage (primé aux César) que la cinéaste tourne en 2014, pour raconter l’histoire de Suzanne (déjà interprétée par Laure Calamy) prostituée depuis quinze ans. Elle a son bout de trottoir, ses habitués, sa liberté. Un jour, de jeunes prostituées africaines s’installent en périphérie. Suzanne est menacée…
« Je sentais, explique la réalisatrice, que je ne l’avais pas poussé (le personnage, ndlr) jusqu’au bout. J’avais encore des choses à dire, envie aussi de l’emmener ailleurs, de le sortir du périmètre où je l’avais enfermé. Je voulais lui donner du souffle, faire de cette femme une héroïne. »
Marie Kriegel sera une héroïne du quotidien en étant une mère courage. Car si Marie, prostituée travaillant à Strasbourg, est libre (« indépendante », dit-elle au jeune employé de banque qui lui refuse un prêt), elle est coincée dans de solides difficultés financières. Tout cela parce qu’Adrien, son grand adolescent de fils qu’elle a élevé seule, a raté son examen, qu’il ne veut plus entendre parler d’études et qu’il traîne chez lui en fumant de l’herbe. Sa mère en est pourtant certaine : Adrien a des dons pour la cuisine. Alors cette femme refuse le déterminisme social qui voudrait que, puisque son fils vient d’être renvoyé de son BTS et qu’elle n’a pas d’argent, il ne peut pas choisir son avenir. Cela, elle ne peut le concevoir. Alors elle décide de se battre. Avec ses armes.
Une femme du monde va donc raconter une bataille. Il faut d’abord secouer Adrien pour qu’il se lève et plus encore l’exhorter à croire en lui, en ses capacités. Ensuite tenter de déplacer ces montagnes qui ont nom : argent. Car, dans le parcours de Marie, le fric est partout. Celui des clients qui devient plus rare parce que la loi les pénalise, celui de la famille qui n’en a pas ou ne veut pas aider, celui des banques qui se cachent, hypocritement, derrière l’absence de fixe ou de fiche de paie… Celui, enfin, réclamé par une grande école privée de formation aux métiers de bouche où Marie s’est mis en tête de faire entrer son gamin…
Marie est une battante et ne manque pas de ressources. Ainsi, dans une scène surprenante et touchante, elle demande de l’aide à l’avocat, un proche des travailleuses du sexe. L’avocat en question est un travesti (l’excellent Romain Brau, vu récemment dans Haute couture) auquel Adrien (Nissim Renard) refuse de parler, Marie étant alors obligée de demander à son ami de s’habiller en homme. Mais l’aide apportée à Adrien par l’avocat dans la préparation de son oral, l’amènera à formuler sa passion de la cuisine…
Face au manque d’argent, Marie se résoudra à mettre son indépendance au placard pour aller gagner plus dans un bordel en Allemagne. On songe alors pour l’atmosphère à Party Girl (2014) qui racontait l’histoire d’Angélique, entraîneuse dans un cabaret allemand, en face de la Moselle. Parce qu’elle connaît vaguement le patron, elle sera engagée à l’Altromondo. Un autre monde, en effet, où les lumières rouges n’occultent pas la misère sexuelle…. Le pactole ne sera pas au rendez-vous mais Marie verra pourtant son fils éclore à sa passion. Et elle pourra d’abord retrouver ses copines pour danser sur Vancouver, la chanson de Véronique Sanson avant de retourner au turbin. Le trottoir, le manteau doré d’où dépasse une cuisse gainée de résille. Les voitures qui s’arrêtent. « C’est 45 euros la pipe, 80 une position… »
Pour cette bonne fable sociale sans pathos, parfois crue, violente aussi, Cécile Ducrocq a trouvé en Laure Calamy, présente dans quasiment tous les plans, une comédienne remarquable. On admirait, avec la série télé Dix pour cent ou le récent Antoinette dans les Cévennes, le potentiel comique de Laure Calamy. On l’apprécie beaucoup dans un registre plus dramatique où elle apporte à Marie fragilité et désespérance mais aussi combativité et énergie.
Enfin, si l’action du film est censée se passer à Strasbourg (où y voit une manifestation des prostituéees devant le Conseil de l’Europe), l’essentiel des séquences a été tourné à Mulhouse et dans ses alentours. Les cinéphiles mulhousiens ne manqueront pas de reconnaître les arcades de la place de la Bourse et, au dernier plan du film, dans une belle lumière, la rue Jean-Jacques Henner où, dans le quartier de la gare, la fiction rejoint la réalité…
UNE FEMME DU MONDE Drame (France – 1h37) de Cécile Ducrocq avec Laure Calamy, Nissim Renard, Béatrice Facquer, Romain Brau, Diana Korudzhiyska, Amlan Larcher, Valentina Papic, Sam Louwyck, Leonarda Gouinzburg, Kim Humbrecht, Sarah Ouazana, Melissa Guers, Mahir Fekih-Slimane, Maxence Tual. Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs. Dans les salles le 8 décembre.