Anne entre détresse et détermination
Dans la France de 1963, il ne faisait pas bon être une jeune fille… enceinte. Etudiante prometteuse et douée, Anne Duchêne doit se rendre à l’évidence. Elle a mal au ventre (« comme des crampes » dit-elle à un médecin) et lorsqu’elle se regarde de profil dans un miroir, elle croit voir ses formes s’arrondir.
Avec ses amies Brigitte et Hélène, Anne a tout de la jeune fille de son époque. Elle sourit lorsqu’elle regarde Brigitte essayer un soutien-gorge vaguement affriolant et soupirer : « Si j’étais un homme, j’aurai envie de me faire l’amour ». Faire l’amour, Anne connaît. Mais elle ne saurait en parler, encore moins depuis que ses règles, ou plutôt leur absence, la torturent dans un supplice et un mutisme douloureux… Alors, Anne sait que les choses vont mal se passer et qu’elle ne connaîtra pas l’existence dont elle avait rêvé. Pire encore, à cause de son silence, elle fait vite l’expérience de la méchanceté, de la bêtise, de la bassesse et du mépris.
Si elle n’a lu que tardivement L’événement, le roman d’Annie Ernaux dont son film est tiré, Audrey Diwan dit avoir été frappée par le dilemme auquel le personnage d’Anne était confronté : « avorter en risquant sa vie ou y renoncer et sacrifier son avenir. Le corps ou l’esprit. Je n’aurais pas aimé avoir à choisir. Toutes ces questions se posaient de manière concrète dans le texte initial. J’en ai cherché la traduction à l’image, une définition charnelle qui permette de faire de ce récit une expérience physique. Un voyage que j’espère possible au-delà de l’époque et quel que soit notre sexe. »
Ecrit en 2000, publié chez Gallimard, le livre autobiographique d’Annie Ernaux (déjà « cinématographiée » récemment avec Passion simple de Danielle Arbid) évoque une période (1963) qui se situe quatre années avant la législation de la pilule contraceptive et douze années avant la loi Veil qui encadre la dépénalisation de l’avortement en France.
Audrey Diwan balaye la question du sens du film aujourd’hui en estimant d’abord qu’on ne pose pas cette question à qui réalise un film d’époque, en observant ensuite qu’il s’agit d’un moment de notre histoire dont on a peu de représentations et constate enfin qu’il y a, dans ce matériau, de qui alimenter un suspense intime qui va croissant…
Alors, autour de cette Anne qui, à peine sortie de l’adolescence, est déjà une femme « ratée », Audrey Diwan construit une œuvre aussi puissante qu’émouvante qui a pleinement mérité le Lion d’or remporté à la dernière Mostra de Venise.
Audrey Diwan, on l’avait découverte en 2019 avec Mais vous êtes fous. Venue aux Rencontres du cinéma de Gérardmer cette année-là, la journaliste, romancière et scénariste avait évoqué l’état de sidération dans lequel elle avait trouvé une jeune femme qui vivait une vie normale jusqu’au moment où elle avait compris que son mari et père attentionné de ses deux enfants, se droguait… La cinéaste en avait tiré un thriller intime où elle traitait, sans jamais poser de jugement moral, la drogue comme une maîtresse qui s’immisce dans le couple…
C’est encore un récit intime que la cinéaste met en scène, celui d’une jeune fille contrainte de se battre contre la détresse, contre le silence, contre l’impossibilité de parler de son drame. Parce qu’au début des années 60, l’avortement est tout bonnement tabou. Probablement présent dans l’esprit de bien des jeunes femmes de l’époque mais impossible à verbaliser avec ses parents mais pas non plus avec ses meilleures amies et, évidemment pas, avec d’autres étudiantes qui sentent bien son malaise… Et que dire de Bornec, le prof (Pio Marmaï, déjà présent dans Mais vous êtes fous) qui connaît le potentiel d’Anne, promise à une carrière de prof, qui voit aussi ses notes chuter et qui reste figé et cois quand celle-ci, désemparée devant ses mauvais résultats, lui parle du « genre de maladie qui ne frappe que les femmes ».
Pour porter ce propos, la cinéaste a fait le choix judicieux du format 1.37, quasiment carré, (on songe aux cadres de Xavier Dolan) qui permet de resserrer le plan sur Anne, omniprésente à l’image, filmée au plus près. Souvent de trois quarts arrière comme pour symboliser la fuite en avant –scandée par des panneaux qui égrènent les semaines- de cette fille terrorisée à l’idée de ne pouvoir se défaire de cette grossesse non désirée.
Autour de ces déambulations d’Anne, L’événement réussit des séquences fortes comme celles des deux médecins que consulte la jeune fille. L’un compatit mais avoue ne rien pouvoir faire, l’autre la retoque sèchement mais, véritable monstre, lui prescrit un médicament censé provoquer les règles alors qu’il fortifie en fait le fœtus ! Un salaud qui n’imagine pas un instant qu’une femme puisse disposer de son corps et, accessoirement, de son intelligence…
Audrey Diwan n’élude pas une réalité dramatique. La caméra ne détourne pas le regard. La cinéaste filme l’insoutenable. Parce que c’est indispensable pour prendre l’ampleur de ce qui est une tragédie pour Anne. Il en va ainsi du moment où, avec de grosses aiguilles chauffées au briquet, elle se fouille, inutilement, le ventre. Le recours à l’avorteuse est mis en scène avec une froideur clinique. Maniant tige de métal et sonde en caoutchouc, Mme Rivière prévient : « Pas de cri sinon j’arrête. Les murs sont minces ».
La douleur est pourtant atroce. Comme l’est le plan dans les toilettes où Anne se vide littéralement d’un fœtus qui tombe, avec un bruit sourd, dans la cuvette…
Après quoi, transportée aux urgences, Anne devra encore trembler dans l’espoir qu’une blouse écrive, dans son rapport, « fausse couche » plutôt qu’« avortement » synonyme de poursuite et de prison…
Bien entourée par des comédiennes talentueuses mais encore peu connues, Anamaria Vartolomei (découverte en 2011 dans My Little Princess d’Eva Ionesco et vue ensuite dans L’échange des princesses de Marc Dugain en 2017) incarne magnifiquement cette Anne éminemment moderne qui réclame, en creux, le droit au plaisir.
Dans une respiration bienvenue, L’événement s’achève dans un amphi. Des étudiants vont plancher sur un texte de Victor Hugo. Anne est parmi eux. A Bornec, elle a dit qu’elle voulait non plus enseigner mais écrire. Les derniers mots du film « Prenez vos stylos » ouvrent un nouvel horizon. Anne va pouvoir écrire une nouvelle histoire.
L’EVENEMENT (France – 1h40) d’Audrey Diwan avec Anamaria Vartolomei, Kacey Mottet-Klein, Luàna Bajrami, Louise Orry-Diquero, Louise Chevillotte, Pio Marmaï, Sandrine Bonnaire, Leonor Oberson, Anna Mouglalis, Cyril Metzger, Eric Verdin, Alice de Lencquesaing, Madeleine Baudot, Fabrizio Rongione. Avertissement : des scènes, des propos, des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs.