Une couple troublé dans la fournaise
Ce doit être le matin mais le soleil brille déjà fortement. Une femme marche, de dos, tirant sa valise à roulettes. Elle se prénomme Isabelle et porte une petite robe à fleurs. En travelling avant, la caméra la suit longtemps. Nous sommes dans un motel, un peu sinistre comme beaucoup d’autres, quelque part aux abords de la fameuse Death Valley, la Vallée de la mort, haut-lieu du tourisme californien réputé pour ses températures extrêmement élevées. D’ailleurs, on sent presque physiquement la chaleur lourde qui se dégage des lieux. La première phrase que prononcera le personnage de Gérard, c’est « Putain la chaleur! »
Isabelle et Gérard ont rendez-vous dans la Vallée de la Mort. Mais c’est un rendez-vous très étrange et très douloureux. Ces deux-là ne se sont pas revus depuis des années et répondent à une invitation de leur fils Michael, photographe. Six mois auparavant, Michael s’est suicidé. Il a laissé une lettre adressée à ses parents où il leur indique sept lieux dans Death Valley. Là, à une heure et un jour précis, il les retrouvera. Malgré l’absurdité de la situation, les parents décident de suivre le programme imaginé par Michael… En fait, c’est surtout Isabelle qui a envie de croire à cette étrange proposition. Gérard n’en a pas envie. Mais Isabelle va réussir à le faire entrer dans son envie.
Présenté en compétition au Festival de Cannes, Valley of Love surprendra sans doute ceux qui associent le nom de Guillaume Nicloux à sa remarquable trilogie noire (Une affaire privée, Cette femme-là, La clef), à ses comédies grinçantes (Le poulpe, Holiday) ou encore à la très belle adaptation de Diderot que fut, en 2013, La religieuse. Tourné aux Etats-Unis, Valley of Love est une oeuvre qui vogue aux lisières d’un fantastique mâtiné de spiritualité. C’est aussi une observation douloureuse et attentive des retrouvailles d’un couple. C’est enfin -surtout?- une affaire de cinéma.
Pour le fantastique, on peut trouver le scénario un peu « bref » même si l’exploitation des paysages de la Vallée de la mort est une réussite. Plus encore que la chaleur palpable, c’est la lumière puissante qui insuffle au film une certain sens spirituel et la dimension du sacré. C’est dans la blancheur de ces paysages que le couple Isabelle-Gérard va faire son travail de deuil. De Badwater à Mosaïc Canyon en passant par Dante’s View, le père et la mère se confrontent dans un « rêve éveillé » où surgissent les instants du passé (« Je t’ai giflé une fois ») et bien sûr toutes les questions de souffrance, de culpabilité et de punition soulevées par la lettre de Michael… Le couple est là pour tourner la page mais ce « piège à vérité », dixit Nicloux, qu’est la Vallée de la mort va les pousser dans leurs retranchements et bousculer leur foi ou leurs croyances. Il y a d’ailleurs quelque chose de christique dans la promesse d’apparition de Michael dans le désert. Et les petits signes (l’apparition de la Mort sur un court de tennis digne de David Lynch) distillés par le cinéaste ouvrent la porte du fantastique.
Et puis il y a le cinéma. On a parlé de la lumière (celle qui sied si bien au scope de tant de films américains) mais il y a aussi le clin d’oeil amusant, à travers un autographe, à la mythologie d’Hollywood. Pourtant c’est, avant tout, la rencontre entre Isabelle Huppert et Gérard Depardieu qui confère à Valley of Love son plus grand intérêt. 35 années après le Loulou de Maurice Pialat, les revoilà donc aux prises avec l’intimité d’un couple et des personnages pour lesquels le cinéaste joue d’un effet de vérité dans la fiction. On observe ainsi un jeu de glissements entre réalité et illusion cinématographique, Gérard expliquant, par exemple, à un touriste américain qui l’a reconnu mais sans pouvoir mettre un nom sur son visage, qu’il est né à Châteauroux. Et que dire de la casquette rouge qui semble venir de la tête d’Harry Dean Stanton dans Paris Texas…
Dans cette mise en abîme du comédien, Isabelle Huppert apporte à cette mère souffrante et soudain illuminée, sa grâce, son corps mince, ses allures parfois de gisant, le dépouillement brillant d’un jeu intériorisé. En face d’elle, Gérard Depardieu est. Tout simplement. Magnifiquement. Depardieu et le cinéma depuis quelques années, c’est une histoire qui ne fonctionne pas toujours bien. Ici, il entre, avec toute sa force vitale, toute sa justesse, sa voix douce, dans une figure de père détruit. Et c’est admirable. Bien sûr, on projette, là encore, la réalité (le fils mort prématurément) sur la fiction mais Depardieu emporte son Gérard au-delà. Monumental et nu (on songe au Brando bouddhesque d’Apocalypse now), soufflant, suant, Depardieu est formidablement vivant (à la différence de sa prestation en DSK dans Welcome to NewYork) et son génie éclate, tonitruant. Même sa masse est étrangement belle. Il faut l’avoir vu courir dans le couloir de pierre de Mosaïc Canyon derrière l’apparition de Michael et ressortir, lui l’incrédule, balbutiant: « Il m’a pris les mains. Il m’a dit: je vous aime, je vous pardonne. »
De leur parcours dans Death Valley, Isabelle et Gérard reviennent autres. Peut-être réconciliés. Témoin de ce voyage entre deuil et spiritualité, le spectateur se sent parfois étranger au mystère dessiné par Guillaume Nicloux. Mais il ne peut qu’applaudir avec bonheur à l’interprétation d’un somptueux couple d’acteurs.
VALLEY OF LOVE Drame (France – 1h32) de Guillaume Nicloux avec Isabelle Huppert, Gérard Depardieu, Dan Warner, Aurélia Thierret, Dionne Houle. Dans les salles le 17 juin.