Les plumes de Wes Anderson racontent une belle France
Un film de Wes Anderson est comme un plat de grand chef. On se réjouit de rejoindre un lieu de réputation. On attend le moment de se mettre à table. Et, pour le coup, Covid aidant, on a bien attendu. Et puis vient l’instant de la dégustation. Là, on savoure à petites bouchées, en quête de parfums connus et de saveurs inconnues…
The French Dispatch est le dixième long-métrage du cinéaste américain de 52 ans. Et on se souvient avec bonheur de La famille Tenenbaum (2001) qui révéla le Texan au grand public. Puis suivirent La vie aquatique (2004), A bord du Daarjeling Limited (2007), Fantastic Mr. Fox (2009), Moonrise Kingdom (2012), The Grand Budapest Hotel (2014) et L’île aux chiens (2018). On les cite tous parce que chaque titre réveille de superbes instants de cinéma.
A Ennui-sur-Blasé, petite ville de la province française avec néanmoins des allures parisiennes (un métro y passe…), Arthur Howitzer Jr. (Bill Murray) vient de succomber à une crise cardiaque. Il était le rédacteur en chef respecté et craint du French Dispatch, un magazine politique, social et culturel, émanation de The Evening Sun, un journal de Liberty au Kansas fondé par Howitzer père. Selon les dernières volontés de Howitzer, la publication du Dispatch est immédiatement suspendue après un dernier numéro d’adieu dans lequel trois articles des éditions précédentes sont republiés… Ce sont ces trois reportages qui composent le récit du nouveau Anderson. Et il fait bien dire que le procédé donne un film (forcément) inégal, probalement parce que chaque segment du film répond à sa propre logique esthétique…
C’est assurément Le chef d’œuvre de béton qui fait, ici, la plus forte impression. Dans une prison française « à l’ancienne », Moses Rosenthaler (Benicio del Toro) purge une très longue peine de prison pour avoir coupé en morceaux, façon boucher parisien, deux affreux. Si le détenu 7524 a tout d’un authentique psychopathe, il est aussi un artiste de grand talent dont le génie (et la libido) sont titillés par la grâce froide de Simone, la gardienne (Léa Seydoux, parfaite), qui refuse son amour mais accepte de poser pour lui dans le plus simple appareil. Incarcéré pour… évasion fiscale, le galeriste Julian Cadazio (Adrien Brody) repère d’emblée Rosenthaler et décide d’en faire une star internationale des cimaises… Las, le grand œuvre du détenu aux allures de Rodin, sera une fresque dans le béton des hauts murs…
Ensuite Correction d’un manifeste permet à Anderson d’évoquer, de manière assez fraîche, les soulèvements de Mai 68, les CRS, les bouillonnements étudiants et les aspirations à la liberté d’une jeunesse incarnée par le séduisant Zeffirelli (Timothée Chalamet) et la charmante Juliette, militante déterminée (Linda Khoudri, ravissante et pétillante). Enfin La salle à manger privée du commissaire est une variation sur le polar avec enlèvement du jeune fils du commissaire (un gourmet auquel Mathieu Amalric apporte sa suavité), grand méchant (Edward Norton), showgirl touchante (Saoirse Ronan) et course-poursuite dans la nuit de la ville traitée en bonne animation…
A Ennui-sur-Blasé, dans la France des années 50-70, le cinéaste fait la part belle au journalisme de l’encre et du papier. Un temps béni où, dans la presse, on ne connaissait pas le « digital first » mais bien la morasse et le plomb. Mieux encore, les plumes du French Dispatch sont des pointures pour lesquelles Anderson semble s’être clairement inspiré de grandes figures du fameux New Yorker.
Bien sûr, Herbsaint Sazerac (Owen Wilson), le béret sur le crâne, est une joyeuse caricature qui hante à vélo les coins mal famés de la ville pour en conter les turpitudes… bien françaises ? Avec un faux air de Margaret Thatcher et une élocution pincée, Tilda Swinton est J.K.L Berensen, critique d’art qui se penche sur le cas Rosenthaler. Quant à Roebuck Wright (Jeffrey Wright, oui le Félix Leiter de 007), parti pour faire un portrait du talentueux chef Nescafier, il se retrouve au cœur d’un film noir. Mais on a gardé pour la bonne bouche Lucinda Krementz, grand reporter de terrain et vieille fille coincée (Frances McDormand) qui s’interroge sur la neutralité journalistique tout en fondant, muette, pour le jeune Zeffirelli…
Sans vouloir faire plaisir aux exploitants de salles obscures, il faut dire qu’un film de Wes Anderson est à voir au moins trois fois. Parce qu’il y a le bonheur d’y retrouver une formidable série de comédiens (on se bouscule chez Anderson comme on se pressait chez Allen) dont certains n’apparaissent parfois que le temps d’un plan. Pour le fun, et pour ne retenir que des acteurs français, on peut s’amuser à reconnaître, ici, Denis Ménochet, Félix Moati, Cécile de France, Guillaume Gallienne, Hippolyte Girardot, Damien Bonnard, Pablo Pauly ou Benjamin Lavernhe…
Plus encore, on a envie d’y retourner (même si The French Dispatch n’est peut-être pas dans le Top 3 des Anderson) pour déguster un univers visuel si spécifique et si particulier où rien n’est laissé au hasard, où les couleurs et le noir et blanc participent brillamment du décor, où chaque plan est travaillé au millimètre et semble contenir une inépuisable quantité de détails. Ainsi ce bref plan d’Ennui-sur-Blasé qui se réveille au matin avec les rideaux des boutiques qui se lèvent, la 2CV qui passe, les premiers habitants sortant de chez eux… Où l’on entend Chopin et le Britannique Jarvis Cocker livrer une belle version du Aline de Christophe. « J’avais dessiné sur le sable son doux visage qui me souriait… Puis il a plu… »
Ah, Wes Anderson, cinéphile francophile, fait du bien joli boulot ! Pour un peu, le bougre nous rendrait nostalgique d’une France d’antan quasiment féérique.
THE FRENCH DISPATCH Comédie dramatique (USA – 1h48) de Wes Anderson avec Benicio del Toro, Adrien Brody, Tilda Swinton, Léa Seydoux, Frances McDormand, Timothée Chalamet, Lyna Khoudri, Jeffrey Wright, Steve Park, Bill Murray, Owen Wilson, Christoph Waltz, Jason Schwartzman, Mathieu Amalric, Liev Schreiber, Elisabeth Moss, Edward Norton, Willem Dafoe, Lois Smith, Saoirse Ronan, Griffin Dunne, Henry Winckler, Bob Baladan. Dans les salles le 27 octobre.