Mi-dockers, mi-malfrats mais avec un supplément de tendresse
Déjà, il y a ce titre… Aussi curieux que sibyllin, poétique évidemment aussi. Pour en avoir le cœur net, autant voir du côté du cinéaste. Qui se souvient : « C’est une phrase que j’ai écrite il y a plusieurs années. J’étais dans un restaurant avec une fille, elle s’ennuyait, je m’ennuyais. Je suis allé aux toilettes, des haut-parleurs jaillissaient des Impromptus de Schubert. Je me suis dit : je serais mieux là, cette musique ne joue pour personne. Mais aujourd’hui, il s’agit presque d’une antiphrase : Jeff explique que pour que cette musique existe, il suffit de l’avoir aimée… »
Le Jeff dont il est question est le patron d’une entreprise dans une ville portuaire qui ressemble à Dunkerque. Quand on dit patron, le terme est sans doute excessif parce que Jeff de Claerke manie plus facilement le fusil à pompe que la calculette. Bref, il vaut mieux de ne pas se mettre en travers de ses containers et de ses « darses ». Surtout que Jeff est entouré d’une équipe de costauds à qui on ne la fait pas.
Le problème, c’est que Jeff est aussi un homme qui a la tête ailleurs, un père qui ne s’occupe plus de sa fille Jessica, ni de sa femme Katia. Tout cela parce qu’il est amoureux comme un gamin de Roxane, une caissière de supermarché à laquelle il fait parvenir, par l’entremise de son ami Neptune, des billets rimés à laquelle la petite jeune femme ne comprend que couic… Et pourtant, Jeff s’est inscrit à un cercle de poésie pour peaufiner ses petits écrits où il est question de pull rose, de cœur qui tremble et de faire cesser sa détresse. Mais la poésie n’empêche pas Jeff de démonter violemment un gars devant la salle des fêtes.
Dans cette comédie à la fois absurde et poétique, qui s’ouvre et se ferme sur un lumineux plan de bord de mer où un sac en plastique bleu flotte au bout d’un morceau de ferraille, Samuel Benchetrit s’amuse à distiller de petites histoires qui se croisent sans cesse. Ainsi Jesus et Poussin, deux des gros bras de Jeff, s’occupent de la fille de leur patron et s’ingénient à ce que sa fête d’anniversaire soit une réussite. Quitte à malmener les mauvaises copines priées de ne pas venir semer le trouble dans la fête de Jessica…
Quant à Jacky, factotum secret de cette famille atypique, il est chargé d’aller réclamer des comptes à un certain Alain qui doit beaucoup d’argent à Jeff. A tout hasard, Jacky emporte une hache. Mais lorsqu’il déboule dans un lotissement neuf avec ses maisons à peine sorties de terre, il tombe en arrêt devant une femme portant un turban rouge… A la manière de Jeff et de sa caissière, Jacky est instantanément fracassé d’amour pour cette petite bonne femme, l’épouse d’Alain, qui s’apprête à monter sur scène pour incarner Simone de Beauvoir dans Sartre et Beauvoir mis en scène, façon comédie musicale, par Fabrice (Bruno Podalydès), déjà auteur d’un Hamlet… bisexuel…
Lorsque Jeff demande à Jacky de ne pas lâcher Suzanne de l’œil, ce dernier ne demande pas son reste. Mais, lors d’une répétition à laquelle il assiste, un comédien incarnant Sartre embrasse Suzanne sur la bouche. Et ça, le taiseux Jacky n’aime pas du tout. Il ne sait pas encore que ses méthodes d’élimination dignes des Affranchis scorsesiens, lui vaudront de se glisser dans la peau de Sartre et de goûter bientôt l’ivresse des planches.
Samuel Benchetrit, on l’avait vraiment découvert en 2008 avec J’ai toujours rêvé d’être un gangster qui entremêlait plusieurs récits et faisait déjà la part belle à des braqueurs ou à des bandits retraités. Avec Cette musique…, il retrouve cinq héros, mi-dockers, mi-malfrats, des types qui se connaissent depuis toujours et qui partagent une vraie amitié.
Surtout, devant la caméra de Benchetrit, la violence, peu à peu, cède la place à une émotion qui dépasse ces copains. Même s’ils ont du mal à le verbaliser, ces durs vont devenir des tendres. Mieux, l’état amoureux de plusieurs des personnages de Cette musique… s’accompagne d’une hypersensibilité à l’art… La solitude ou l’abandon, eux, s’estompent.
Même si elle peut paraître casse-gueule, Benchetrit réussit cette histoire de truands, d’amour et d’art. Parce qu’il peut évidemment se reposer sur un groupe d’épatants comédiens qui donnent brillamment chair à Jeff, Neptune, Jacky, Jésus, Poussin sans oublier évidemment Suzanne et Katia. François Damiens est Jeff, l’amoureux soudain transi qui compte, dans sa cuisine, les pieds de ses alexandrins. Neptune, c’est Ramzy Bedia, un enfant trouvé sur un cargo et recueilli par les De Claerke. Fidèle entre les fidèles de Jeff, Neptune, go-between des poèmes, va être bouleversé par la passion. Gustave Kervern est Jacky devenu, par le miracle de l’amour, un Sartre barbu… Quant à Poussin (Bouli Lanners), il s’ingénie à rendre service à son patron en maniant le sac en plastique ou le ceinturon avant de pratiquer « l’art du calme intérieur » tandis que Jésus (Joeystarr) le chambre joyeusement lorsque des gamins le traitent de « gros » ou d’Hagrid. Ce qui revient au même…
Dans Cette musique ne joue pour personne, les femmes ont aussi de beaux rôles. Valeria Bruni-Tedeschi est Katia De Claerke, femme au foyer qui, vautrée en survêtement devant la télé, a renoncé depuis longtemps à séduire. Mais un papier griffonné abandonné dans une poubelle où il est question de pull rose va lui rendre le désir de plaire. Enfin Vanessa Paradis est savoureuse en petite bonne femme bégayante qui s’épanouit en scène et retrouve ses mots pour envoyer le fameux « On ne naît pas femme. On le devient » cher au Castor….
Comme la bande-son mêle agréablement un piano poétique aux accents classiques avec des standards de la chanson française (Voulzy, Bashung, Arno), on se laisse volontiers emporter par ce film insolite et probablement déroutant.
Le cinéaste, sur le tournage, rappelait à ses comédiens : « On a tous un poème en nous, une heure de tendresse par jour. Je leur disais même : n’oubliez pas, il y a une petite fleur en vous. Généralement, ils se foutaient de moi… »
CETTE MUSIQUE NE JOUE POUR PERSONNE Comédie dramatique (France – 1h47) de Samuel Benchetrit avec François Damiens, Ramzy Bedia, Vanessa Paradis, Gustave Kervern, Joeystarr, Bouli Lanners, Valeria Bruni Tedeschi, Vincent Macaigne, Raphaëlle Doyle, Constance Rousseau, Jules Benchetrit, Bruno Podalydès. Dans les le 29 septembre.