Un génocide dans les yeux d’Aida
Dans leur petit appartement de Srebrenica, Nihad et ses deux fils Sejo et Hamdija regardent vers un extérieur menaçant… A leur côté, Aida, la mère, n’est pas plus rassurée. Nous sommes en juillet 1995 en Bosnie et le bruit du vent dans les arbres est couvert par le fracas des tanks de l’armée serbe qui écrasent tout sous ses chenilles. A Srebrenica, la situation est dramatique, la terreur menace. Restera-t-il quelqu’un pour témoigner ?
On connaît l’Histoire : le massacre de Srebrenica désigne l’extermination de plus de 8 000 hommes et adolescents bosniaques dans la région de Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, au mois de juillet 1995, durant la guerre de Bosnie-Herzégovine. Ces tueries ont été perpétrées par des unités de l’armée de la république serbe de Bosnie sous le commandement du général Ratko Mladic. La ville était pourtant déclarée « zone de sécurité » par l’ONU qui y maintenait une force d’environ 400 Casques bleus néerlandais. En juin 2017, les Pays-Bas furent d’ailleurs jugés partiellement responsables car ils avaient fait le partage entre hommes et femmes, avant que les hommes ne soient fusillés et les femmes expulsées.
Ce crime est considéré comme le « pire massacre commis en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » et il fut qualifié, à plusieurs reprises, de génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et la Cour internationale de justice.
En cet été 1995, Aida Selmanagic, modeste professeur d’anglais au lycée de Srebrenica, vient d’être réquisitionnée comme interprète auprès des Casques Bleus, stationnés aux abords de la ville. Leur camp est débordé : les habitants viennent y chercher refuge par milliers, terrorisés par l’arrivée imminente de l’armée serbe. Chargée de traduire les consignes et de rassurer la foule, Aida est bientôt gagnée par la certitude que le pire est inévitable. Elle décide alors de tout tenter pour sauver son mari et ses deux fils, coincés derrière les grilles du camp.
Dans une cinématographie bosniaque qui produit un film par an, l’œuvre de Jasmila Zbanic prend évidemment une résonance particulière et elle remarque : « Srebrenica occupe une place particulière, parce que j’ai survécu au siège de Sarajevo et qu’on aurait facilement pu finir comme Srebrenica. Je m’étais toujours dit qu’il faudrait faire un film à partir de ce qui s’était passé, mais je n’avais jamais imaginé que ce serait moi ! Pour autant, ces événements m’ont toujours hantée. J’ai lu toute la documentation que j’ai pu réunir sur Srebrenica, et après quatre films seulement, je me suis sentie prête à m’atteler à celui-ci – en sachant qu’il y aurait de nombreux obstacles. » Et celui de la politique ne fut, sans doute pas le moins lourd, la cinéaste constatant : « Après la guerre et les divisions internes de la Bosnie, Srebrenica est restée sous domination bosno-serbe. Notre gouvernement compte plusieurs hommes politiques d’extrême-droite qui continuent à nier l’existence du génocide de Srebrenica. »
Aida, c’est Jasna Duricic, une magnifique comédienne au jeu très intense. Son Aida est entre deux mondes : elle est bosniaque, et ses proches sont dans la même situation que les 30 000 habitants de Srebrenica, mais elle travaille pour l’ONU, si bien que sa position est ambiguë. Elle croit en l’ONU. Elle croit que sa famille sera en sécurité sur une base onusienne, et qu’elle bénéficie de certains privilèges parce qu’elle travaille pour l’ONU. Mais elle constate que tout s’effondre autour d’elle.
Couronnée en 2006 de l’Ours d’or de la Berlinale pour son premier long-métrage Sarajevo, mon amour, Jasmila Zbanic réussit un film magnifique par la tension permanente qui baigne la trajectoire émotionnelle d’Aida. Car si La voix d’Aida évoque, à travers la fiction, un drame historique contemporain, le travail cinématographique est toujours remarquablement présent. Il l’est dans la rapide montée des périls autour d’une population bosniaque aux abois que la cinéaste rapporte par des travellings sur une foule immense serrée dans un camp de l’ONU. En parallèle, elle suit, comme dans un reportage aux actualités, un Mladic (*) développant sa stratégie assassine avec une morgue impressionnante lorsqu’il dit : « Je n’ai rien contre les innocents » alors que ses troupes abattent déjà des civils par dizaines.
Et puis, La voix d’Aida montre aussi la manière dont l’ONU, avec ici les Casques bleus hollandais du colonel Karremans, va laisser Mladic accomplir son forfait sans jamais intervenir. On reste bouche bée et en colère devant cet officier qui se désole : « Toute la chaîne de commandement de l’ONU est en vacances. Je fais quoi ? » Et pendant ce temps, les Serbes organisent des norias de bus dont on devine vite le terminus tragiquement funeste. Et la salle de cinéma où l’on enferme les hommes ressemble à s’y méprendre aux chambres à gaz d’Auschwitz. ll y a aussi cette séquence dans une discothèque du Srebrenica des jours heureux avec une élection de miss où, dans une farandole de fête, un certain nombre de personnages viennent un instant s’arrêter, face caméra, afin que le film conserve leur image avant leur disparition.
Lorsqu’enfin le drame appartiendra au passé, qu’Aida aura retrouvé son appartement et les photos de Nihad, Sejo et Hamdija, ses chers disparus, le film nous la montre, de retour à son travail d’enseignante, parmi des parents d’élèves sont certains furent les tortionnaires d’hier. C’est le moment d’une fête d’année où, dans une mignonne chorégraphie, les écoliers se couvrent et se découvrent alternativement les yeux…
« Quand ce sera fini, chaque jour sera une fête » avait dit Nihad. Ce ne fut pas le cas.
LA VOIX D’AIDA Drame (Bosnie – 1h44) de Jasmila Zbanic avec Jasna Duricic, Izudin Bajrovic, Boris Isakovic, Johan Heldenbergh, Raymond Thiry, Boris Ler, Dino Barjovic, Emir Hadzihafizbegovic, Edita Malovcic. Dans les salles le 22 septembre.
(*) Le 26 mai 2011, après quinze ans de cavale, le « boucher des Balkans » est arrêté à Lazarevo (Voïvodine, Serbie) par la police serbe. Il est extradé vers La Haye cinq jours plus tard afin de comparaître devant le TPI pour l’ex Yougoslavie. Son arrestation était une condition sine qua non pour l’intégration de la Serbie dans l’Union européenne. Mladic est condamné à la prison à perpétuité par le TPIY le 22 novembre 2017, reconnu alors coupable de génocide, crimes contre l’humanité et violations des lois ou coutumes de la guerre. En tant que commandant en chef, Mladic est condamné par la juridiction pour avoir notamment dirigé le siège de Sarajevo (1992-1995), le massacre de Srebrenica ainsi que pour l’entreprise de nettoyage ethnique menée dans toute la Bosnie durant la guerre.