Des sentinelles dans la ville menacée
Les yeux clos, un presque gamin au visage poupin semble écouter la ville, en l’occurrence les rires de trois touristes asiatiques en train de faire un selfie dans la capitale… On retrouve ce garçon, en compagnie de ses collègues, dans une rue de Paris, à proximité d’un sac suspect abandonné là… « Deux barres de C-4 tiendraient facilement là-dedans… » observe un militaire. Et un autre de demander : « Il y a déjà eu des attentats au C-4 en France ? » Tandis que les militaires en treillis camouflé surveillent le sac, un type le ramasse et s’enfuit à toutes jambes… « On bouge ! » lance le sergent qui commande la patrouille…
Au lendemain des attaques terroristes islamistes de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher, le président François Hollande décidait la création de l’opération Sentinelle pour renforcer, en complément du plan Vigipirate, la sécurité sur le territoire français afin de faire face à la menace terroriste et protéger les points sensibles. 10.000 soldats par jour sont alors mobilisés.
C’est une patrouille de l’opération Sentinelle que La troisième guerre suit dans son quotidien. Le film de Giovanni Aloï se focalise sur Léo Corvard, jeune trouffion qui vient de terminer ses classes à l’Armée et qui, pour sa première mission au sein du 79e RT, est affecté à l’opération Sentinelle. Voilà donc ce bidasse au visage rond et juvénile, arpentant les rues de la capitale, sans rien à faire sinon rester à l’affût d’une éventuelle menace. Et son coéquipier Hicham Bentoumi plante d’emblée le décor : « Une rue, des passants, des fenêtres, ce que tu vois, ce sont des menaces potentielles… »
On peut être surpris que ce soit un jeune cinéaste italien qui, pour son premier long-métrage, traite un sujet aussi « français » mais Giovanni Aloï raconte : « J’étais à Paris au moment des attentats en 2015. En deux jours, la ville a complètement changé. Je n’avais jamais perçu un tel silence dans la capitale, une telle terreur. Suite à la déclaration de l’état d’urgence, la présence des militaires en patrouille dans les rues, fusils mitrailleurs à la main, est devenue chose commune. Je les ai beaucoup observés à ne rien faire pendant des heures. Et cette inactivité m’a surpris…. »
Sans jamais abandonner le personnage de Corvard, Aloï campe, au-delà de scènes de chambrée et de leur lot de blagues pourries ou des séquences de picole dans des discothèques, une série de silhouettes, esquissant des traits majeurs de chacun, qu’il s’agisse du commandant qui promet l’inévitable chaos au soldat totalement complotiste qui sait qu’il y a de l’anti-vomitif dans les cheese-burgers et met ses copains en garde contre tous ceux qui tentent de leur « matrixer » le cerveau.
Le cinéaste s’arrête plus longuement sur Yasmine, le sergent qui commande la patrouille, qui souhaiterait rapidement passer adjudant et qui cache sa nouvelle maternité sous le gilet pare-balles. Quant à Bentoumi, c’est la parfaite tête brûlée. Un peu mytho, toujours prêt à découdre mais aussi paumé, solitaire et fraternel pour Léo, cet Hicham (qui prétend s’être battu au Mali) est moqué par ses camarades : « A 7 ans, il faisait déjà l’Indochine ! » Pour incarner ce trio de militaires, Giovanni Aloï s’appuie sur les excellents Anthony Bajon (Corvard), découvert, en 2018, dans La prière de Cédric Kahn, Leïla Bekhti (Yasmine) tout en naturel et l’impressionnant Karim Leklou, toujours à l’affiche en policier marseillais dans Bac Nord.
A travers les pérégrinations dans les quartiers de Paris de ces trouffions qui se demandent secrètement à quoi ils servent, Giovanni Aloï montre aussi une ville « morte », tétanisée silencieusement par la peur. Dans le métro, la patrouille est prise à partie par les voyageurs parce qu’elle n’intervient pas pour arrêter un pickpocket. Dans les rues, on les évite et lorsqu’ils coursent, malgré les ordres, un dealer, ce sont les policiers qui leur demandent de ne pas s’en mêler…
« Le rapport entre la personnalité d’un individu et le travail qu’il a choisi est une question qui me passionne, explique le cinéaste. Avec ces militaires, j’étais face à un paradoxe : celles et ceux qui deviennent soldats ont choisi ce métier pour se rendre utiles à la société. Or, en tant que sentinelles, ils se retrouvent désœuvrés. »
Utilisée à plusieurs reprises, y compris pour évoquer la lutte contre le Covid, par le président de la République, le « Nous sommes en guerre » qui revient dans les oreilles de Corvard et ses collègues, va les emporter dans une tourmente mâtinée de sourde angoisse dont ils ne sortiront pas.
Bien sûr, en récupérant à terre le portable du dealer qu’il poursuivait, Corvard s’est construit un impossible rêve amoureux. Il téléphone à cette inconnue prénommée Aicha dont le nom figure partout dans le téléphone. Et lorsque celle-ci lui répond de ne plus la harceler, il lui fait une déclaration tragiquement pathétique : « Je me sens normal quand je te parle… »
Corvard qui sait que « l’armée, c’est pas fait pour être sympa », qui affirme qu’il respecte par-dessus tout l’autorité et qu’il est devenu militaire pour « être utile », va perdre pied et basculer. Sur les pas de leur sergent, Hicham et Corvard vont devoir traverser une manifestation qui laisse, derrière elle, des rues en état de guerre, entre débris de toutes sortes et voitures incendiées… Pour quelle raison, Corvard va-t-il se mettre à courser deux manifestants vêtus de noir ?
Film très réaliste qui interroge sur le fait de faire circuler nombre de gens armés dans les rues, La troisième guerre ne connaît pas de happy-end.
LA TROISIEME GUERRE Drame (France – 1h30) de Giovanni Aloï avec Anthony Bajon, Karim Leklou, Leïla Bekhti, Arthur Verret, Jonas Dinal, Raphaël Quenard, Esdras Registe, Igor Kovalsky, Maxime Cailliau, Jules Dousset. Dans les salles le 22 septembre.